Lovelace - ft. Karl

Minuit. Heure du crime. Ou plutôt, l'heure de pointe dans le Red Light. C'est pas un quartier comme les autres, ici. Les gens se baladent presque la bite à la main plutôt que de perdre du temps à refermer leur braguette et remonter leur pantalon. Ils passent d'un sex shop à une maison close, avec un arrêt entre deux pour un petit plaisir entre deux poubelles débordantes. C'est vraiment un autre monde.

Il y a quelques années, Xiao aurait vu cet endroit comme une sorte d'El Dorado, c'est même encore un peu le cas. Mais les méprises sont nombreuses, les gens la prennent pour une "professionnelle". Malgré toute son admiration pour ces femmes - et un peu de désir, faut être honnête - il ne lui viendrait jamais à l'idée de partir là dedans.

Si la "petite" arpente les rues du quartier chaud de Chicago, ce n'est pas pour une partie de jambes en l'air avec le premier - ou la première - venu prêt à lui faire un bon prix. C'est ici que se trouve la petite boutique à l'ancienne dans laquelle la collectionneuse vient se fournir en porno old-school. Les vieux films encore sur cassette ou sur DVD. En voilà des technologies désuètes. Mais ces films là, ils avaient de l'audace. Des réalisateurs ambitieux, des scénarios allant du bien pensé à l'absurde total. Des changements de costumes et un surjeu fantastique qui fait hurler de rire et d'admiration la gamine aux drôles de goûts qu'elle est.

Ce type là, un vieux d'une soixantaine d'années, tient sa petite boutique par le bon bout depuis un bon bout de temps. Certains disent qu'avec sa femme, ils sont installés là depuis la fondation de l'île. Pour Xiao, c'est du pareil au même. Ils la connaissent, depuis le temps, et ne sont plus surpris de voir cette petite nana aux allures de jeunette faire son marché l'air sérieux et appliqué. C'est qu'elle s'y connaît la bougresse ! On peut pas la lui faire à l'envers, elle connaît ses classiques.

Alors lorsqu'elle entre dans la boutique, c'est un bonjour enjoué de la part du vieux, et une accolade de la vieille. Elle a récupéré des vieux films envoyés depuis le continent, il paraît. Des trucs "de ton pays", qu'elle lui dit. Pour Xiao c'est abstrait, mais elle est curieuse. En plus, la vieille a aussi des jouets old school - mais neufs, faut pas déconner. Elle sait la prendre par les sentiments et, bien vite, la jeune femme se retrouve avec deux sachets pleins de gadgets et vieilles cassettes poussiéreuses. C'est qu'elle leur ferait leur chiffre d'affaire mensuel, avec tout ça.

Elle est toute contente, la gosse. Elle regarde le contenu de ses sacs, le sourire jusqu'aux oreilles. Il ne lui viendrait pas à l'idée de lever les yeux pour prendre garde à qui elle croise en sortant. Les gens qui viennent ici sont des pervers très spécifiques, pas des gens dans son genre, il n'y a rien à craindre. Pourtant, l'ombre qui la bouscule quand elle sort de la ruelle pour rejoindre la rue principale la laisse un peu plus … Légère qu'auparavant. Il ne serait pas si suspect s'il ne s'était pas mis à courir pour sa vie. Et pour cause, un bref coup d'oeil à ses sacs permet à Xiao de constater qu'il manque … "Putain ma première édition de Gorge Profonde ! Reviens là connard !"

Malgré toute sa dextérité et son entraînement irréprochable, il est difficile pour l'assassin de rattraper qui que ce soit avec deux sacs aussi encombrants. Hors de question de les lâcher, quand même. La providence se manifeste en la personne d'un vieil ami, l'un des rares à s'être faits une place dans la vie de la gosse. "Karl ! Arrête le !" Une sacrée chance qu'il balade dans le coin, pile quand elle en a besoin. Si Xiao était un peu plus complotiste qu'elle ne l'est, sans doute se poserait-elle des questions sur ses motivations et son rôle dans le vol de la fameuse cassette.

Qu’est-ce qu’il détestait cet endroit. Certes, l’Organizatsiya faisait aussi dans la prostitution et autres services sexuels. Mais eux avaient au moins le mérite du luxe et de la finesse, contrairement à cet endroit qui était une véritable antichambre de la dépravation, un remake de sodome et gomorrhe des plus fidèles. Sauf qu’ici, on enculait pas les anges mais les passants un peu au hasard. A croire que les gens qui traînaient ici n’avaient connu que ça toute leur vie. Comment pouvait-on en arriver à une telle dépravation si ce n’est en ayant baigné dedans depuis l’aube de ses jours ? Tout ceci échappait au jeune homme, qui ne voyait pas l’intérêt de désacraliser ainsi le sexe. Il n’y avait plus rien d’excitant là dedans, tout ceci n’était qu’une vaste et nauséabonde entreprise dans laquelle il n’était pas ravi de mettre les pieds. Et en parlant de mettre les pieds…

“ Mais qu’est-ce que ? “

Le jeune homme souleva sa chaussure, remarquant qu’il avait marché dans une flaque. Une flaque qui n’était pas entièrement composée d’eau, à moins qu’il ne pleuve de l’eau gluante en ces bas fonds. Il préféra rapidement oublier et se frotta frénétiquement la semelle contre le bord du trottoir, jurant que le premier qu’il croiserait à faire un peu trop de saletés proche de lui se mangerait un revers en plein visage.

Evidemment, Karl n’était pas ici délibérément. Son clan l’avait chargé d’un petit boulot, un mauvais payeur ayant tabassé une de leurs prostituées avant de s’enfuir. Puisqu’il était plus ou moins connu dans le coin, il fut facile de remonter jusqu’à sa trace… et, évidemment, c’était le plus costaud de la bande qu’on lui avait envoyé. Sa seule consigne: récupérer l’argent qu’il leur devait. A partir de là, tout un champ de possibilités s’ouvrait à lui. Mais cet homme avait de la chance, Karl n’avait aucune envie de faire durer les choses ici. Rien que l’atmosphère lui donnait l’impression de coller à la peau et de le salir un peu plus à chaque seconde qu’il passait dans le coin.

Et, comme pour signifier qu’il ne valait mieux pas le faire chier, c’était de toute manière presque inscrit sur son front, le jeune homme se déplaçait avec sa batte de métal derrière la nuque, dont il se servait pour reposer ses bras. A défaut de repartir les couilles pleines, les premiers qui l’approcheraient d’un peu trop près repartiraient les gencives vides. Heureusement, sa simple carrure et son visage que certains pouvaient reconnaître de la télé suffirent à dissiper toute tentative à son encontre, de quelque nature qu’elle soit. Après tout, on ne savait jamais à quoi s’attendre ici.

Et cette pensée se confirma d’autant plus que, alors qu’il commençait à tourner à un coin de rue, il aperçut une vieille connaissance poursuivre un fuyard. Sans déconner. Il n’avait même pas envie de savoir ce que contenaient les sacs qu’elle avait en mains, il n’y avait pas énormément d’options possibles. A moins qu’un génie n’ait eu l’idée d’ouvrir un supermarché moitié prix pour les fous furieux qui oseraient acheter quelque chose qui ne soit pas en rapport avec le sexe dans un tel quartier. L’idée semblait bonne au final, du moins plus pour les clients que pour le proprio. Mais il y avait plus important à penser sur le moment.

“ Xia’ ? “

Voyant le bonhomme s’éloigner peu à peu, le jeune homme n’eut pas besoin de réfléchir longtemps et envoya sa batte avec une telle vivacité qu’elle fit un home run directement dans le sommet du crâne du fugitif. A en croire le bruit qu’il avait fait, celui-ci avait du sentir l’impact jusque dans les orteils. L’homme tomba raide au sol, dans les étoiles pour quelques jours au moins. Ou pour l’éternité, les coups du genre pouvaient être fatals. Une fois ceci fait, Karl se rapprocha de l’inconscient pour récupérer ce qu’il avait volé, et soupira.

“ Sans rire… tu n’as pas trouvé de mec pour remplacer tout ça ? Ce serait plus rentable. “

Dit-il en lui tendant ses précieux trésors avec nonchalance. On leur accordait quelques regards à peine, comme si tout ceci était normal. En vérité, peut-être n’auraient-ils même pas été étonnés s’il avait commencé à souiller le fondement du gaillard avec sa batte, mais il restait encore des gens sains d’esprit comme lui dieu merci.

Les réflexes de Karl sont au moins aussi bons que Xiao s'en souvient. En temps normal, c'est elle qui aime à faire étalage de sa dextérité mais, pour cette fois, il est au moins au bon endroit, au bon moment. Le coup étale immédiatement le fuyard au sol, sous les regards curieux des quelques passants. C'est heure de pointe, mais surtout dans les bordels. Pour voir les clients repartir nombreux à travers les artères du quartier chaud, il faut attendre deux ou trois heures du matin. Une heure de choix pour faire ses amplettes, pour peu qu'on ne croise pas de taré dans ce genre.

"Ah ben parfait !" Qu'elle s'exclame sans la moindre discrétion, se précipitant pour récupérer son précieux butin. Elle serre même les boitiers contre elle en poussant un long soupir de soulagement, avant de fourrer le tout dans un de ses sacs. "Si tu crois que j'ai besoin de chercher !" Sans modestie aucune, Xiao n'a aucun mal à faire étalage de sa vie sexuelle. Ou au moins se vanter de son succès. Elle n'est pas particulièrement belle ou sexy, seulement à Decay, les gens ont vraiment la dalle. Il suffit d'être encore jeune et fraîche, possiblement souple en bonus, et d'être encore entière, pour séduire un bon paquet de monde. Un large sourire aux lèvres, elle fait mine de repousser ses cheveux d'un geste charmant avant d'éclater de rire. Ouais. Xiao n'a pas de mal à trouver de quoi s'amuser, mais là, il n'est pas question de ça. "Tu comprends pas, c'est de l'art ! Une première édition du film le plus culte de tous les temps ! La première gorge profonde, une révolution !" Il y a peut-être exagération. Mais rien n'est trop exagéré lorsqu'on est passionné.

Une brève accolade, d'un bras, offerte à Karl pour les retrouvailles. Et puis la voilà qui se met à examiner le corps inerte au sol. La gosse s'accroupit et soulève une paupière d'un rapide mouvement du pouce. "Tu lui as collé un 120 points, pas mal !" Langage Xiao pour parler d'assomer sans éclaboussure, et sans tuer. Commotion à coup sur, à voir si le crâne est brisé. Du bout du doigt, elle s'amuse à appuyer sur la partie rougie par le choc. "Il a la tête dure, c'ui là."

Alors qu'elle se relève, Xiao passe ses deux sacs dans une main et fait pivoter Karl de l'autre, pour qu'il lui fasse bien face. "Dis voir, c'est moi qui déconne ou t'as encore pris du muscle ? Sans déconner, t'arrives encore prendre des bras, c'est fou !" L'admiration de la gosse est purement nourrie de curiosité. La force brute, c'est vraiment pas son truc, ni son éducation. Ses yeux remontent enfin jusqu'au visage qui, lui, n'avait pas vraiment changé. "Et toi alors, t'es venu pour quoi ? Tu vas pas me dire que tu cherches à faire tomber les prix avec ton truc, là. Hein ?" L'imagination fertile, Xiao visualise déjà la situation et ne peut s'empêcher de pouffer de rire. Pas mal de gens évitent d'imaginer leurs vieux amis ou leur famille dans de telles situations. Ce n'est pas le cas de l'assassin qui trouve un malin plaisir à imaginer les pires scénarios en son esprit tordu. "J'ai quand même pas souvenir que tu passais tant de temps dans le coin. Ca fait si longtemps que t'as pas pris ton pied ? Tu vas pas me faire croire que t'as besoin de payer pour ça, quand même." Un bref coup d'oeil aux quelques solliciteurs qui tournent dans le coin, l'oeil affamé. C'est pourtant évident que Xiao a tout claqué dans la boutique du vieux lubrique. Si ses achats trahissent quoi que ce soit, c'est bien qu'elle n'a plus besoin d'une vraie personne pour prendre son pied, à présent.

Ce n'est pas surprenant que Karl connaisse ce film. Après tout, il est cultissime. Alors Xiao hausse les épaules lorsqu'il évoque l'histoire de Lovelace. La gosse se fiche bien de toutes ces considérations, ce qui l'intéresse, c'est le film. Tout voir, tout découvrir, et en apprendre encore et toujours plus sur le porno.

"Tu sais, ça vaut cher si on sait pas à qui s'adresser. J'pense qu'il savait ce qu'il volait." Un bref regard vers le type, et l'assassin fronce les sourcils. Étrangement, cette supposition le rend encore plus antipathique. C'est qu'elle lui mettrait presque un coup de pied, si elle n'avait pas la conviction que ce serait une perte de temps et d'énergie. Xiao a beau en déborder, elle préfère quand même la ménager, et la concentrer sur les bonnes choses.

"Je passe pas souvent par chez toi, mais il faut que tu me dises où tu te bats, quand même." Ouais, difficile de deviner, et en ses nuits très occupées, Xiao ne s'autorise pas tellement d'errances dans les rues de la ville. Entre son travail et la discipline inculquée qu'elle commence à peine à déconstruire, il n'y a bien que la curiosité professionnelle qui la pousserait à traîner dans les bars et les arènes. La mine boudeuse, tout de même, elle se laisse renvoyer à sa déception lorsqu'il fait remarquer qu'elle n'a pas changé. C'est qu'elle aurait aimé continuer de grandir un peu, la petite. Elle en a parfois marre qu'on l'appelle comme ça. Mais ce qu'elle ignore, c'est qu'en grandissant dans la Triade depuis ses trois ans, elle ne risque pas d'être vue autrement que comme la "petite".

"Trouver quelqu'un ? Ils te font faire le recrutement maintenant ? J'comprends, ça doit impressionner tout ça. Heheh !" Commente-t-elle en riant avant d'appuyer sur ses muscles du bout des doigts. Ses "frères et soeurs" sont comme elle. Forts mais secs, plutôt fins, la dextérité avant tout. Une force surprenante et insoupçonnable. Alors les gros muscles, Xiao ne connaît pas et c'est intriguant.

La remarque qui suit lui fait lever un sourcil, surprise. Il ne lui est jamais venu à l'idée qu'on puisse attraper quoi que ce soit au Red Light. Pas que le risque soit inexistant, mais ici, les clients se doivent au moins de faire attention, c'est presque écrit dans le contrat. Et puis, avec les temps, les professionnels ont finit par comprendre qu'être une chtouille ambulante est mauvais pour les affaires. "C'est quand même marrant que tu bosses pour … qui tu bosses, en étant aussi frileux là dessus."  

Et puis vient la proposition sur laquelle la gosse saute à pieds joints. Elle vient de claquer tout son budget de la journée - un système très rigide mis en place par la nécessité de mettre de côté pour le loyer. Et la voilà les bras pleins de conneries, avec seulement deux dollars sur sa carte pour dîner. Parce qu'à minuit, non, Xiao n'a pas mangé.  "Je peux porter mes courses, si ça te gêne d'être vu avec tout ça. " Pas qu'elle comprenne le principe de pudeur, mais soit.  "Mais je veux bien que tu me paies un truc à manger, j'ai tout claqué sans faire attention." Un large sourire, coupable, mais un peu fier dans le fond. "T'imagines pas les affaires que j'ai fait, l'air de rien ! Presque tout à moitié prix !" Enfin, c'est ce qu'ils disent. Alors que Xiao ramasse ses affaires, elle jette un bref coup d'oeil au type par terre. C'est à peine si l'idée de le bouger de là lui traverse l'esprit lorsqu'elle se met déjà en route.  " J'connais un traiteur thaï dans le coin, promis c'est pas cher !" Un petit geste du menton pour désigner le contenu d'un de ses sacs.  "S'tu veux, je t'expliquerai comment ça marche !" Et dire que la proposition est aussi déplacée qu'honnête.

La télé. C'est vrai que ça n'est pas seulement pour regarder des vieilles cassettes sur un magnéto poussiéreux ou un lecteur dvd tout aussi capricieux. Xiao n'est pas du genre zapette, plutôt manette ou films et émissions en replay. Il faut dire qu'avec ses horaires, elle ne tomberait que sur des jeux télé pour retraités et autres émissions de chasse et pêche. Si la chinoise adore les documentaires animaliers, voir des vieux moustachus expliquer les dernières techniques de pêche à la mouche ne sont pas vraiment dans son champ de loisirs.

" Eh !" Lance-t-elle en haussant les épaules. "J'crois que je préfère voir ça en vrai." Pas vraiment d'argument là derrière, ce serait une occasion comme une autre de découvrir quelque chose jusque là interdit à l'apprentie assassin qu'elle était il y a encore quelques années. Et puis, au delà de l'interdiction, il y a la curiosité de voir comment ça se passe, en vrai. On en apprend plus en voyant le combat de près, les gestes dans les moindres détails. Les cameramen n'ont aucune idée de ce qui peut l'intéresser, et des idées qui peuvent traverser sa fameuse tête de linotte.

Sans faire de manière, Xiao prend la route en le laissant prendre ses sacs. Elle ne comprend pas bien pourquoi il y tient tant, avant de supposer qu'il a peut-être simplement envie de faire de l'exercice. Les sacs sont pleins, mais pas si lourds, il n'y aurait pas là dedans de quoi servir de poids décents, même pour elle. Mais l'image de ce grand gaillard trimballant un stock de cassettes porno vintage et d'accessoires hors de production la fait sourire à pleine dents.

Les mains libres, la grande gosse se met en route d'un pas dansant. En voilà, une soirée productive, et même rentable. Se faire payer les nouilles est toujours une excellente nouvelle. Aller rendre visite à ce traiteur lui faisait envie depuis longtemps, mais les occasions de se rendre à Chicago hors du contexte du travail est si rare. La discrétion étant de mise après une mission, difficile d'envisager de se rendre dans un restaurant, casque et tenue complète enfilés, pour commander une boîte de nouilles sautées.

"J'crois que ce serait mal vu de te faire tester ces trucs là dans un restau'." Quelques expériences personnelles l'amènent à cette conclusion. "Le mois dernier, je me suis faite engueuler par le serveur d'un troquet sur les Docks parce que j'avais oublié de mettre mon pantalon, tu penses !" L'absurdité qu'elle souligne avec son ton n'est pas tant celui de se balader sans pantalon que de se faire réprimander pour ça. "Une question d'hygiène il paraît." Vraiment, la pudeur ne fait pas partie de son répertoire.

Et puis, parce que son esprit ne se pose jamais sur un seul truc, Xiao se retourne pour plonger un bras dans un des sacs. Elle cherche à en sortir quelque chose mais s'interrompt lorsqu'elle aperçoit quelque chose derrière la grande silhouette de Karl. Curieuse, elle penche la tête, puis reprend sa route. Du bout des doigts, elle attire son attention en tapotant sur son bras. "Par là ! C'est plus court. A gauche au deuxième pâté de maison." Ils pourraient tourner plus tard, mais elle est curieuse.

Xiao s'engage dans la ruelle - peut-être pas le meilleur choix, au vu des activités qui occupent ces petites artères du quartier, mais ce n'est pas elle que ça gêne le plus. Elle ignore le couple bien occupé dans le recoin d'une devanture de snack abandonné, préférant jeter quelques coups d'oeil derrière Karl. Au bout de quelques mètres et trois regards en arrière, elle ne peut s'empêcher de pouffer de rire et fait signe à son accompagnateur de s'arrêter. S'approchant, elle monte sur la pointe de ses pieds pour lui chuchoter quelque chose à l'oreille en pointant le chemin parcouru du doigt.

" Je crois que tu lui plais." Glisse-t-elle entre deux souffles d'un rire réprimé à grand peine. A quelques mètres derrière, un type voûté dont l'âge est impossible à estimer, tient manifestement quelque chose dans sa main, à mi-hauteur d'homme, devant lui. A en croire sa braguette ouverte, c'est probablement un objet qui trouve son origine dans son pantalon. "Il nous suit depuis l'avenue." Le volume bas qu'elle emploie et la façon dont elle s'agrippe aux vêtements de Karl pourrait faire croire à de l'angoisse, mais il n'en est rien. Plus que toute autre chose, Xiao se retient difficilement d'éclater de rire.

Le sérieux avec lequel Karl prend la situation efface le sourire de Xiao, peu à peu. C'est peut-être une déformation professionnelle que de jauger chaque tordu croisé dans la rue pour estimer sa dangerosité, et constater dans ce cas précis qu'il n'y avait rien de plus à craindre que de prendre un projectile dans l'oeil. Et encore. Lorsqu'elle récupère la batte de Karl et s'amuse à la faire tournoyer entre ses mains, l'assassin ne peut s'empêcher de se questionner sur les raisons d'une telle angoisse. On a jamais vu un lion casser la gueule d'une hyène insignifiante parce qu'elle se pignolait sur son passage.

"Tu viens vraiment jamais en fait, hein ?" Rit-elle lorsqu'elle le voit revenir en râlant. "Je pensais pouvoir le semer, généralement, ils sont tellement bourrés qu'ils savent même pas où ils vont. Ils se branleraient sur un lampadaire." Et puis, réalisant le sens de ce qu'elle dit. "Enfin, pas que tu sois gaulé comme un lampadaire, hein." Amusée, elle jette un oeil dans la direction dans laquelle ils allaient un peu plus tôt, gardant la batte dans les mains avec un nouveau sourire qui se dessinait sur ses lèvres. "Tu veux que je te la tienne ?" Le sourire se crispe avec l'envie de rire. "La batte." Fière comme un pou de sa mauvaise blague, elle parvient à retenir un éclat de rire et prend à nouveau les devants.

" T'as pas à t'inquiéter, franchement. Même lui, ça aurait suffi de lui crier dessus un peu fort." Si elle, avec sa petite carrure, a pu en remballer quelques uns sans sortir un poignard ou coller un pied-bouche, nul doute qu'un grand gaillard comme Karl n'aurait aucun problème à se débarrasser de ce genre d'importun en grognant un peu. Xiao ralentit le pas pour se retrouver à la hauteur de son ami et lui tapoter le bras - il est encore trop grand pour qu'elle fasse l'effort d'atteindre l'épaule. "T'inquiètes, ton cul est sain et sauf. Et on est arrivés !" A peu de choses près. Un dernier croisement et les voilà qui débouchent sur une rue à peine plus large en principe, mais blindée de terrasses exiguës. La première rue hors du territoire officiel du Red Light.

" Ah parfait, y'a personne !" Il est toujours amusant de constater comment les vagues de clientèle fonctionnent dans ces coins. Plus de monde à trois heures du matin qu'à midi et, dans la nuit, un motif aléatoire à n'y rien comprendre. Dans l'échoppe où Xiao invite Karl d'un vague geste de la main, deux femmes visiblement plus jeunes que la chinoise - et moins couvertes aussi - partagent un plat pour deux en devisant en taïwanais. Une langue assez peu commune dans le coin, qui porte à croire que ces gamines ne doivent pas avoir grand monde autour d'elles. La lumière froide projette des ombres grisâtres peu flatteuses sur une bonne partie de la salle, mais un coin dont les néons ont grillé est plus chaleureux, avec ses lanternes oranges tout droit sorties du stock de décoration du nouvel an lunaire.

"On a qu'à se mettre là bas !" lance Xiao sans vraiment requérir l'avis de qui que ce soit. Au moins, la table est vide et propre, et les chaises ont l'air confortables. Elle attrape au passage un menu plastifié sur la table adjacente et le pose devant la place de Karl. "On peut prendre un truc pour deux, c'est moins cher. J'aime tout donc choisis ce que tu veux !" Poussant un grand soupir lorsque son arrière-train rencontre le fin rembourrage de la chaise, la chinoise finit par rendre la batte à son propriétaire en la reposant contre le bord de la table. "Enfin tranquilles ! Alors, quoi de beau ? Oh, le poulet est super bon ici !" Souvenir d'une commande absurde d'une part de nouilles pour cinq paquets de poulet frit. Les petits bonheurs.

Karl était ainsi. Il ne connaissait pas cet endroit, et interprétait les individus du genre comme potentiellement dangereux. Surtout qu’il était accompagné de sa pote de toujours, et que bien qu’elle soit totalement en mesure de se défendre, le jeune homme voulait la préserver. Son côté nounours, en somme.

“ Evidemment que je viens jamais, tu me connais ! Je voulais te protéger moi. Imagine s’il sortait un pistolet ou une arme, j’en sais rien. C’est d’abord à toi que je pense. “

Dit-il en lui donnant un petit coup de coude complice, souriant. L’altercation était déjà oubliée pour lui, puisqu’elle n’avait pas vraiment eu de conséquences. Par contre, il avait bien vu la réaction de son amie. Était-elle déçue ? Bah, ça passerait.

“ Mais c’est quoi être gaulé comme un lampadaire ? P’tet que j’en serais honoré. “

Dit-il avec un sourire mutin. La plupart du temps, l’armoire à glace était l’objet le plus utilisé pour le comparer, bien qu’il ne soit dans les faits pas aussi massif qu’un catcheur. La chose la plus remarquable chez lui était surtout la saillance de sa musculature parfaitement dessinée. On aurait voulu le sculpter dans la pierre que le résultat aurait été en deçà de la réalité.

“ Toi, je dirais que tu es comme… une quille de bowling. Petite et tout en relief. “

Dit-il en riant, c’était une blague mais aussi un compliment. Sacré Karl. Peut-être la voyait-il différemment de ce qu’elle voyait devant le miroir, mais c’était ainsi. Après tout, tous les goûts étaient dans la nature. Et s’il ne lui avait jamais, ou du moins pas de souvenir, fait part de son avis sur elle, c’était désormais le cas.

Il éclata ensuite de rire à la blague de la batte, bien que ce soit un rire teinté de nervosité.

“ Evidemment que c’est la batte, l’autre serait trop lourd. “

Dit-il en jouant son jeu, il n’y avait pas de raisons. Il la vit ensuite prendre à nouveau les devants, chose qu’il ne laissa pas faire en marchant à ses côtés intentionnellement, espiègle. De toute manière, elle ne le remarquerait sûrement même pas avec son idée de restaurant en tête. Et leur marche ne dura finalement pas si longtemps puisque plusieurs terrasses se dévoilaient sous leurs yeux. Des terrasses vides, pour son plus grand bonheur. C’était même presque providentiel, pas une âme qui vive. Ou peut-être était-ce un avertissement sur la qualité des établissements…

“ Mon cul oui, et ma bouche aussi j’espère. “

Dit-il, espérant que la bouffe serait bonne. Karl n’était pas spécialement exigeant la dessus, mais quitte à dépenser son argent, autant que cela vaille le coup. Ainsi, il la suivit vers cette petite échoppe, curieux. L’intérieur se révéla plus austère qu’il ne pensait, bien qu’un petit coin de paradis semblait s’être formé dans un coin ou les néons avaient grillé. Il passa rapidement son regard sur les deux jeunes femmes peu vêtues à la langue étrange, sans s’y intéresser plus que cela. Il avait bien mieux à ses côtés. Et plus habillée aussi, du moins pour le moment.

“ Okay’. “

Dit-il en allant s’asseoir à la table en face de Xiao, déposant les courses au pied de la table de manière à ce qu’on ne puisse pas les leur voler. Il commença à feuilleter le menu calmement, décidé à bien manger.

“ T’es sûre ? Si tu as vraiment faim ça me gêne pas de payer deux plats tu sais. Et même un dessert si t’es sage. “

Il lui sourit.

“ Et bien on prend du poulet alors ! “

Déclara t-il. Au final, c’était elle qui avait choisi. Karl n’avait pas d’idée de toute manière. Et puisqu’il était la pour lui faire plaisir, autant se contenter de ça.

“ Quoi de beau ? Et bien, je grimpe les échelons dans la boxe et je fais toujours des p’tits boulots pour l’Organizatsiya. Quand il faut taper des gens, ce genre de trucs. C’est un train de vie sympa et j’aime bien aider mes collègues, c’est limite un plaisir de travailler chaque jour. Et encore plus depuis que je t’ai recroisé. Je ne m’y attendais pas du tout, faudrait qu’on se revoit plus souvent… “

Dit-il en lui joignant le bout des doigts aux siens depuis la table, effleurant ses phalanges sans vraiment qu’il ne s’en rende compte.

“ Et toi ? Tout va bien ? Tes patrons te traitent bien, tu as de quoi vivre ? “

Un vrai protecteur. Il fit signe au serveur de prendre leur commande sans interrompre la discussion.