Callister 1.0
Virtual reality

Pour une nuit, les frontières de Kabukicho se sont ouvertes. Ce soir, pour la première fois depuis l'Extravaganza de Napoli, l'heure est aux réjouissances, à Decay comme dans ce quartier japonais nimbé de mystères. Cette nuit, l'une des dernières du moi de mai, l'enclave nippone a fait tomber les barrières et allégé son règlement radical pour laisser affluer les badauds et autres geeks vers le Space Station Bar. Si celui-ci avait un peu perdu de son activité durant les dernières semaines, ce soir, il est the place to be.

Callister 1.0. C'est le nom de cette nouvelle technologie de réalité virtuelle lancée à la fête de ce soir. Le bar de Kabukicho est le premier à posséder cette version initiale du Callister et marque le coup en organisant une grande fête de lancement. Les fans viennent de partout. Certains, même, ont organisé leur visite depuis l'extérieur et découvrent Decay pour l'occasion.

Lorsqu'ils arrivent, les futurs joueurs voient une longue file se former à l'extérieur, remontant la rue jusqu'aux frontières du quartier. A l'intérieur, les habitués et simples curieux emplissent les multiples étages de l'établissement aux hologrammes et les nouveaux serveurs et barmen embauchés pour l'occasion s'affairent à toute vitesse. Sur une large estrade installée au premier sous-sol, un présentateur harangue la foule sous les projecteurs multicolores, lesquels dévoilent une dizaine de fauteuils noirs ornés de néons, disposés en cercle extérieur. "Bienvenue, bienvenue, curieux et fanatiques, approchez pour découvrir le tout nouveau Callister !" La foule hurle d'allégresse, et l'homme aux cheveux roses fait signe de se calmer. "Du calme, du calme ! Tout le monde aura son tour … si vous êtes patients bien sûr." L'homme éclate d'un rire aigu mais puissant, amplifié par son micro-casque. Il fait des aller-retours sur l'estrade en pointant du doigt quelques personnes dans l'audience. "Toi ! Toi, avec les cheveux blancs ! Toi, là-bas, joli sourire ! Sur la scène !" Il fait le tour de la scène pour en désigner d'autres. "Toi ! Toi aussi, petite mignonne, et ton copain avec les lentilles blanches ! Vous deux, ici, venez !" Enfin, il revient vers l'avant et désigne deux derniers participants. "Les deux maigrichons, là ! Vous avez pas l'air de dormir beaucoup, je suis sûr que vous en aurez pour votre argent. Montez, montez !"

Les joueurs extatiques enfin arrivés face à leurs fauteuils respectifs, une serveuse en tenue de vinyl argenté passe avec un plateau transparent pour leur distribuer un petit bouton de métal blanc orné d'une bande dorée, qu'ils observent alors dans leur main d'un air circonspect. La musique reprend, un mélange d'électro et de rock-retro. "Approchez approchez, et surtout, commandez à boire ! Pas de tour de Callister sans consommation mes mignons !"

Invités par la serveuse, les joueurs s'installent enfin sur les fauteuils, placent le bouton blanc sur leur tempe et s'allongent contre leur dossier. Un bruit de coup de feu retentit dans la bande son. Le présentateur prend un air terrifié. "Oh ! Mon dieu mon dieu ! On dirait que c'est l'heure de commencer. Placez vous bien en arrière et fermez les yeux, le spectacle va commencer. Pour les pauvres chéris qui n'ont pas votre chance, votre vision sera retransmise sur les écrans géants. Ce soir, vous jouez au nouveau Battle Royale RX ! C'est parti !"

La musique reprend, les joueurs ferment brusquement les yeux et leur corps tremblent pendant quelques secondes. "Et voilà ! Ils sont plongés dans le Callister !" La partie commence, sous les yeux ébahis de l'assistance. "Un quart d'heure de partie, les autres, mettez vous de ce côté si vous voulez passer. Bon spectacle, et bonne partie !"

Le brun avait pour habitude d’épier Decay sous tous les angles. Les nouvelles, les informations, tout ce qui pouvait potentiellement l’intéresser finissait dans ses filets. Autant dire qu’avoir été mis au courant d’un événement aussi médiatisé était un jeu d’enfant. Sa curiosité ne s’était pas atténuée, bien au contraire, depuis toutes ces années. Decay avait tant de choses à offrir. Tant de choses à découvrir. Et l’événement de cette soirée en était un bon exemple.

L’homme s’était ainsi rendu à kabukicho, qui ouvrait ses portes exceptionnellement pour l’événement. S’il lui était déjà arrivé d’y pénétrer, les yakuza étaient bien le seul gang auquel il n’avait jamais été confronté depuis sa sortie. Night n’y voyait ni l’intérêt ni la raison, préférant mettre des bâtons dans les roues de la triade ou du cartel. Fait amusant, la moto qu’il chevauchait pour s’y rendre n’était autre qu’une réplique de la fameuse moto du film Akira. S’il s’agissait d’un simple hasard, Night pourrait bien passer pour un kikoojap ce qui ne l’enchentait guère d’avance. Si tant est que le regard des autres lui importait réellement.

Finalement, l’inconnu se gara en retrait afin d’éviter que sa bécane soit endommagée, et se rendit sur les lieux pile à l’heure. Un discours prononcé par un huluberlu à la crinière rose particulièrement voyante attira son attention, ce fameux Callister promettait d’être intéressant. Et il était rare de le voir se mêler à la foule. Un battle royale en réalité virtuelle aurait le mérite d’être un bon divertissement sans risquer sa vie, ce qui plairait sûrement aux plus néophytes. Night, lui n’y voyait que l’intérêt de tester les sensations. Après tout, l’homme ne refusait jamais d’étendre ses connaissances.

“ … “

L’inconnu se paya un verre histoire de consommer, puisque cela semblait être requis pour participer, et alla se placer sur le côté adéquat en attendant son tour. Plus qu’à attendre qu’il vienne, la patience étant heureusement l’une de ses vertus. En espérant que l’attente vaille le coup.

C’était probablement la centième fois que je regardais l’heure sur ma montre. Le temps était devenu particulièrement long, surtout avec un emmerdeur de ce genre dans les pattes. Je ne pouvais me plaindre en partie qu’à moi-même, c’était que je l’avais mis au monde ce petit excité en train de dilapider mon pognon pour gagner quelques places sur la file d’attente et rentrer plus vite là-dedans. A dix-huit balais, il avait toujours pas gagner le moindre centime par lui-même en même temps... je me l'étais voulu comme ça aussi.

“ Ça va aller ? Tu ne veux pas non plus gaspiller mon bénef’ de l’année juste pour passer la porte d’entrée ? “

Puis que dire de son petit air de con, ce regard de vaurien, ce sourire trop confiant, je savais de qui il tenait et ce n’était pas de moi, malheureusement pour lui... il aurait pu hérité de mon charme pas de bol !

“ Roh la vieille, je fais ça pour t’épargner d’attendre plus longtemps, je vois que t’en peux plus, c’est que je me soucis de toi t’as vu ! “

Me prendre pour une conne aussi il tenait ça de lui. Pour ce coup-là du moins, vu qu’il n’avait pas tout à fait tort, je voulais bien jouer le jeu, d’autant plus que c’était moi qui les lui avais brisés pour ne pas qu’il approche le quartier asiat même entouré de ses “potes”. Je n’étais pas sereine avec tout ce remue-ménage.  Autant le tenir à l’oeil, puis comme j’étais sa banque de chine sur pattes, il n’avait pas fait le difficile trop longtemps. De toute façon, à  la maison je le dénonçais toujours sur la console, ça aussi avait fait office d’argument dans sa petite tête. Voilà comment était née cette curieuse sortie mère/fils. Même si je mettrais ma main à couper que personne ne soupçonnerait un lien de parenté de ce genre entre nous aux premiers abords.

“ Qu’est-ce que je vous sers ? <3 “

Rien n’allait avec cette serveuse, mon ton irritant et stupide, sa tenue qui allait faire craquer le jean de mon fils et cette insistance pour nous faire consommer. Désolée chérie, j’avais décroché depuis des années, mais comme je me doutais qu’elle ne nous lâcherait pas, voilà qu’en plus je crachais du blé pour un verre que j’allais vider dans un coin sans même profiter d’une gorgée. Encore que j’aurais pu le filer au brun qui m’accompagnait vu la vitesse à laquelle il avait descendu sa consommation. Petit con, sous mon nez en plus. Même si je connaissais et tolérer ses conneries, j’aimais autant ne pas en être témoin… Le coup de pétard pour annoncer l'ouverture avait éveillé ma méfiance naturelle, déformation pro surement et j'avais du mal à me détendre à nouveau alors qu'il commandait déjà un autre verre...

“ Doucement gamin, tu vas voir triple sur ton jouet sinon. “

Son rire rauque avait du mal à faire concurrence avec la voix insupportable du présentateur, mais son sourire était suffisant pour que je puisse l’entendre dans ma tête tellement je le connaissais par coeur. Il jurait dans sa langue maternelle en ratant la sélection-attirant quelques regards curieux et moi ? Je me foutais ouvertement de sa gueule en passant mon bras sous le sien.

“ Ne râle pas Bb’ on vient à peine d’arriver. “

Et tandis que les animateurs faisaient leur show, j’en profitais pour jeter un coup d’oeil aux alentours, autant sur le décor, que les têtes présentes. Ils avaient mis le paquet, ça devait coûter une blinde… est-ce que ça allait rapporter un max cette affaire ? Avant tout, est-ce que c'était réellement intéressant déjà. Vu la foule, j'osais croire que ouais.

Il en avait assez vu pour la soirée. Il ne comptait pas rester trop longtemps sur ce territoire. Aussi quittait-il déjà, un peu plus tôt que tout le monde qui entrait et se cherchait justement une place à l’intérieur. Définitivement, ce nouveau jeu se révélait bien plus dangereux qu’ils ne le réalisaient tous. Qu’est-ce que le futur serait exactement ? Il aurait aimé le savoir alors qu’une nouvelle idée germait dans son esprit. Posant brièvement sa main gauche, brisée par les horreurs d’Atlantis, il contactait celle qui en savait sûrement le plus.

_ Overwatch … » Silence radio de plusieurs minutes. Puis son casque s’était verrouillé et un canal secret avait été ouvert avec sa source. Sûrement avait-elle déjà fait pour empêcher qu’ils soient sur écoute, mais il était toujours plus prudent de demander. Surtout qu’il restait un homme encore recherché par de nombreuses entités. Il valait mieux ne pas attirer davantage de regards. Aussi, rangeant rapidement sa main dévastée, il reprit. « C’est sécu … ? », il n’eut pas vraiment le temps de répondre qu’elle répondait déjà, sûrement la bouche à moitié pleine de saloperies américaines, des chips le plus sûrement. « Ouais, comme d’habitude, t’inquiète pas pour ça. » Juste à l’extérieur du bar, dans la ruelle, il se posait brièvement contre un mur. Inutile de s’éloigner. Personne ne s’intéressait plus à lui depuis qu’il était dehors.

_ Extrais ce que tu peux de mes caméras. Si tu sais aussi … » Elle répondait plus vite encore qu’il ne pensait, comme si elle savait déjà à l’avance ce qu’il avait en tête. Il la fréquentait depuis trop longtemps. « Ouais, ouais, je suis déjà dessus. Tu me prends pour qui ? … Ah ! » Il avait relevé un sourcil sous son masque. Il n’avait pas l’habitude de l’entendre être surprise. Comme si quelque chose venait réellement de la bloquer. « Pas mal du tout, ouais ! Je crois que ça va prendre plus de temps que prévu. Ils ont de sacrés bons firewalls sur ce coup. Ils protègent salement leur bébé, en vérité. » Puis elle se mit à rire tandis qu’elle coupait la communication. Inutile de regarder le canal ouvert au risque de les mettre tous les deux en danger.

Peut-être était-il temps d’embrasser la réalité de ce monde dans toute sa virtualité ? Le Mentor lui avait appris à évoluer. S’adapter. Apprendre. Cette nuit-là, peut-être était-il temps de trouver une nouvelle solution pour torturer et interroger ses cibles ? Tandis qu’il inspirait et cachait sa main droite tremblante, le Mongol disparaissait dans les pénombres de la nuit, encore à la recherche de drogues pouvant calmer son anxiété.

J'ai l'habitude des soirées au Space Station Bar. Elles ne se ressemblent jamais. Parfois, c'est le bordel, parfois c'est un rassemblement de quelques geeks en cercle qui testent la dernière plateforme de jeux de rôles en hologrammes. Et puis il y a des soirées uniques, ou on en prend plein les yeux et les oreilles. Des soirées comme ce soir.

Il aura fallu que je bassine Mercy un certain temps pour qu'il vienne avec moi. Je ne sais pas trop pourquoi il était aussi peu motivé, mais j'ai fini par lui promettre de lui payer tous les coups à boire qu'il voulait. De toute façon, je me rattraperai sur autre chose. Des courses, ou une partie du loyer ou des factures. Ou je lui piquerai quelque chose, il fait pas vraiment gaffe.

On est arrivés en bas super tôt. Les événements de ce genre, je les vois s'organiser presque en temps réel. Je me tiens au courant de tout ce qui se fait, à force de venir bosser dans le coin, de rencontrer des clients ou juste traîner. Et on m'avait prévenue que ce serait énorme. Qu'il fallait venir tôt. Je me suis pointée en début d'après-midi, quand l'autre pendejo a bien voulu se lever le cul du canapé. Ses siestes sont assez monumentales. J'ai planqué mon matériel dans une consigne derrière le bar - l'avantage de venir souvent, les gens me connaissent et me font confiance, je leur amène du trafic - et on est descendus alors qu'ils finissaient encore d'installer les décorations.

J'ai complètement perdu la notion du temps. Quand les gens se sont tous ramenés, entassés même, je me suis assise par terre pour être sûre de garder ma place, même si je m'endormais.

...

Je suis sortie de mon coma par les cris du présentateur, et me lève d'un coup. Je ne vois pas Mercy, mais c'est pas grave. S'il a besoin, il me retrouvera. De toute façon, je suis obnubilée par le présentateur, et l'installation derrière. Les fauteuils sont tellement classe, ils nous faut les mêmes pour le QG ! Il faudra que j'en parle aux autres. On peut pas passer à côté de ça, c'est beaucoup trop cool.

Quand le type parle du Callister, tout le monde se met à hurler, et moi avec. J'attendais ce truc avec une telle impatience, voir comment ils se sont débrouillés, comment ça fonctionne, à quoi ça ressemble. Il paraît que c'est miniaturisé, j'adore tout ce qui est petit. Je suis le présentateur du regard, j'espère qu'il va me voir. Je saute pas mal, trop de grands mecs m'entourent, il ne va peut-être pas me voir. J'ai refait ma couleur, pourtant, elle brille dans la nuit, et j'ai mis mon maquillage phosphorescent. Il finit enfin par me pointer du doigt. Petite mignonne ? Pourquoi pas. Je m'en fous, tant que je peux monter sur scène. J'ai pas l'habitude qu'on m'appelle comme ça.

J'attends pas une minute de plus, et je bouscule tout le monde pour monter. Ce qui se passe après c'est … flou. Très flou. Je suis le mouvement, je prends ce qu'on me dit de prendre, je fais ce qu'on me demande. Je pose le petit bouton métallique - il a l'air froid mais ne l'est pas du tout - sur ma tempe une fois installée sur un des fauteuils - c'est pas aussi confortable que ça en a l'air mais c'est pas grave, je ne suis pas à ça près.

L'expérience est incroyable. Plus vraie que nature. On est vraiment projeté dedans. Pas de perte de repères, pas de mouvements bloqués par des gants ou quoi que ce soit. On se sent à la fois légers et parfaitement normaux. J'essaie de me pincer dans le jeu, ça fait mal. Honnêtement, si j'avais pas parfaitement conscience d'être dans un environnement virtuel, un peu trahi par les quelques limites et bugs visuels, c'est une démo, l'air de rien, j'y croirais totalement.

Je vais toucher le visage des autres, leurs cheveux, leurs vêtements. Plus vrais que nature. Même la lumière m'éblouit vraiment, alors que je sais que j'ai les yeux fermés. Alors je me mets à courir dans tous les sens, ramasser ce que je trouve par terre, cherche la limite, la sortie, quelque chose. Je veux savoir comment ça marche, où ça s'arrête et ce qui n'a pas été prévu par les développeurs.

L'essai dure vraiment pas longtemps. J'ai pas vu le temps passer. Lorsqu'on me retire le bouton, brusquement, j'ouvre les yeux et, immédiatement, c'est la nausée, brutale. On dirait qu'ils ont prévu le coup, parce qu'un tiroir s'ouvre immédiatement du côté du fauteuil qui donne sur l'arrière de la scène, pile à la bonne hauteur pour que je me penche dessus, et je rends tout ce que j'ai bu depuis mon arrivée. Mais une fois que c'est passé, je me sens bien. Très bien. J'ai qu'une envie, c'est de recommencer, le plus vite possible. Il faut que je mette la main sur un de ces trucs, et que je le garde. C'est tout ce qui importe, maintenant. Je dois décrypter le Callister.