Entropie (Dimka)

« Me faire rêver ? Et comment tu t’y prendrais ? » Cette fois son timbre ne laisse rien entendre d’autre qu’une simple question, dépourvue de toute tentative de provocation. Elle ne cesse d’attiser sa curiosité, et si elle lui a offert un bon aperçu de ce qu’elle est capable de faire, il est encore trop loin de pouvoir la cerner pour fixer vraiment son opinion. Jouet. Distraction. Outil. Nécessité. Quelle forme prendra-t-elle lorsqu’il en saura davantage, il l’ignore encore. Mais ne compte pas s’arrêter en si bon chemin dans ses découvertes.

« Si tu veux, tu peux aller m’chercher des bandes, et une nouvelle bouteille. C’qui reste de raisonnable en moi m’souffle d’arroser une dernière fois cette plaie à la con et d’pioncer pour laisser l’corps faire le reste. Étrangement, j’suis rarement raisonnable. J’ai bien envie d’me lever et d’aller faire un tour, j’en ai marre d’être allongé comme un putain d’infirme. »

Ses prunelles reviennent observer le plafond alors qu’il réfléchit à la manière la plus simple de se lever et d’aller jeter un œil dans ce qui sert d’infirmerie au QG, avant de se rappeler qu’il n’a aucune envie de croiser ses hommes dans cet état. « Ou alors, tu peux m’chanter une berceuse, même si j’suis pas certain du résultat. » Il pivote de nouveau la tête vers elle, et l’observe attentivement, sans rien ajouter, attendant qu'elle fasse son choix.

Les arguments sont valables. Recevables. Il aurait sûrement hoché la tête en temps normal. Se contente pour l’heure d’un sourire vague. « Les limites. J’me souviens même plus de c’que j’ai pu en dire, d’mes supposées limites. » souffle-t-il dans son oreille en se mordillant les lèvres. Il apprécie ses baisers presque autant que les courbes de son corps, l’idée d’un second round danse dans son esprit, tentatrice et déraisonnable, mais tenace, toujours.

Ses bras restent figés pourtant, et aucune tension ne vient plus habiter son corps sinon celle induite par la fatigue. « Ouais, on va dire que t’es une bonne fille méritante. Comme beaucoup d’autres, finalement. Tu le sais. Nombreux ici sont ceux qui oublient qu’ils peuvent être remplacés. A n’importe quel moment. Personne n’est unique. Les compétences se gagnent. Filent de l’un à l’autre. Quant à la personnalité… D’accord. Peut-être que la tienne vaut qu’on s’y attarde. »

Il se tait, frissonne sous la morsure légère qu’elle lui inflige, se dérobe en tournant la tête. Frissonne de nouveau lorsqu’elle quitte sa place, le prive de sa chaleur. Il a froid. « J’ai pas beaucoup d’imagination, Oksana. Ni de temps à perdre pour ces choses-là. J’préfère faire. Directement. Et voir ensuite si ça m’va ou pas. » Il soupire, la regarde se mouvoir avec, au fond des yeux, une ombre de désir que le dernier baiser qu’elle lui accorde ravive. Il ne la lâche pas des yeux, observe avec une moue ennuyée les vêtements qui viennent recouvrir le corps qu’il considère déjà comme sa propriété. Au moins pour ce soir. Le conseil donné sur le ton d’un ordre lui tire une grimace amusée, et il réplique rapidement, avant de la laisser partir « J’suis pas en état d’aller bien loin. »

La porte qui s’ouvre laisse entrer un courant d’air froid, et le russe se redresse, non sans peine, afin de revenir s’adosser contre le mur. La brume qui lui occupe l’esprit lui refuse toute concentration trop prolongée. Il se sent dans un état second, complètement déconnecté de la réalité, de ce qu’ils viennent de vivre, de ce qu’ils pourraient encore vivre, s’il le lui demandait. L’impression d’avoir fait une connerie monumentale l’obsède peu à peu, sans qu’il ne parvienne vraiment  à éprouver remords, regrets, autant de concepts qu’il a très tôt appris à ignorer.

Advienne que pourra, songe-t-il en écartant précautionneusement le tissu qui lui enserre la jambe, non sans serrer les dents sous la pulsation vivace que le geste éveille. « Merde. » Il crache son mépris devant la blessure qui étale sous son nez ses bords déchiquetés, plisse les paupières en examinant avec intérêt la manière dont la peau arrachée laisse apparaître différentes profondeurs. Il n’a pas la moindre idée de l’arme qui a pu lui faire ça mais ne s’en préoccupe pas outre mesure. S’il y’avait eu du poison, il aurait déjà été en pleine agonie. Or, mis à part le flottement persistant qui nuit gravement à sa manière d’appréhender les choses, il se sent plutôt bien. Les coups à la porte lui font lever la tête, et il tire une tête de six pieds de long lorsqu’il jette un œil à la bouteille qu’elle lui amène.

« C’est pas d’la vodka, que veux-tu que j’foute de ça ? » demande-t-il en fixant nerveusement l’antiseptique, qu’il n’a pas la moindre intention d’utiliser. Vu la dose d’alcool dont il a imbibé le vieux t-shirt, il doute d’avoir besoin d’une cure de produit supplémentaire. Par contre, boire un coup devient essentiel. « Tu veux pas que j’me l’envoie quand même eh ? » demande-t-il encore avant d’attraper l’une des bandes. Tant pis pour les saletés qui s’attardent sur les lèvres de la plaie, il fera avec, n’a pas d’autre envie pour l’heure que de bander, panser, et oublier l’avarie. « J’vais m’démerder, j’supporte pas qu’on m’materne. » siffle-t-il en serrant de nouveau les dents, trop concentré maintenant sur la manière dont la bande lui glisse entre les doigts pour soutenir vraiment la conversation.

« Ok. Putain, j’suis trop éclaté. » Finalement, cet aveu-là lui arrache plus la gueule que tout le reste. Il n’abandonne pas pour autant, poursuit son œuvre, les mains tremblantes, la jambe instable, et le silence farouche. La tête lui tourne quelque peu, quand la douleur se fait trop intense, mais il tient bon, au moins jusqu’à avoir pu faire deux tour de bandes. Il se laisse retomber vers l’arrière, détaille sa jambe avec une grimace insatisfaite, et repousse les mèches qui lui collent au front avant de porter les yeux vers Oksana.

« Pour ça qu’j’avais besoin d’vodka. J’m’en occuperai mieux demain, et si ça s’infecte cette nuit, tant pis, j’dirai que c’ta faute. J’peux rien faire de mieux t’façon pour l’moment. » Il soupire, ferme les yeux, et s’accorde quelques inspirations profondes dans l’espoir de chasser le vertige. « J’crois qu’j’ai abusé sur le cocktail. Sur les doses. J’sais pas. J’me sens bizarre. » Il fronce les sourcils, cherche les mots pour expliquer ses ressentis, sans vraiment les trouver, et préfère finalement changer de sujet, mâchant ses mots encore plus qu’à son habitude. « Et alors, j’ai oublié, l’pouvoir, aimer ça, comme ça, ça t’vient d’où ? C’pas anodin comme truc. T’as une revanche à prendre sur la vie ? Sur les mecs ? Sur moi ? Ou rien à voir ? J’essaye d’comprendre. Et j'ai froid putain. Fais-moi du chaud. » Le dernier propos n'a ni rapport ni cohérence avec le reste, lui a échappé alors qu'il s'affaisse un peu plus sur son assise.