[T1: Speed Dating] Premiers frissons

Sans un mot, Sae tente d'analyser chaque regard de Mei sur son téléphone - et donc sur son profil - comme si elle avait les connaissances pour. Ce n'est évidemment pas le cas, et elle se retrouve bien vite, le coeur battant à tout rompre, à attendre un verdict toujours trop long à arriver. Pour elle, dans ces circonstances et avec leur temps limité, tout est trop lent. Sans doute pour ça, aussi, qu'elle ne cesse de passer d'une idée à l'autre, d'un sujet au suivant, puis au précédent à nouveau. Trois minutes, c'est trop peu pour explorer la complexité de l'humain et de ses émotions.

Le verdict est finalement positif, et son date ne perd pas en enthousiasme, tout au contraire, ce qui force le sourire de Sae à s'élargir, en même temps que son coeur repart de plus belle, et le picotement au bout de ses doigts se fait sentir à nouveau. "Oh oui, fais-le ! C'est super cool ! J'ai déjà rencontré plein de gens super, avec qui j'ai des choses en commun. Tu en trouveras sûrement ! J'ai mis des photos de mes couteaux dessus, et d'autres ont l'air de les aimer, et d'avoir des collections aussi !" Elle songe à tout ce qu'elle peut mettre sur son profil. Tout ce qui n'a qu'un rapport ténu, vu de l'extérieur. "Hm, les longs textes, c'est sans doute mes fictions. J'écris des trucs, de temps en temps. Des fanfictions ou des textes originaux, généralement c'est, heu … Particulier ? Il y a de l'horreur là dedans." D'habitude, Sae tente de jouer le suspense et de laisser l'horreur être une surprise implantée dans un texte d'un genre étranger à tout cela. Mais dans cette situation, elle a bien du mal à se contenir et vendrait presque la mèche sur le plot twist prévu pour Love me Medium rare. "Je mets des photos de coins bizarres de la ville, et heu … de mes poissons aussi."

Rougissante, elle porte à nouveau les mains à sa bouche. Au milieu de tout ça, les photos de ses carpes semblent presque enfantines et hors sujet. Mais n'est-ce pas de l'inverse qu'elle a honte, d'habitude ? Heureusement pour elle, la conversation continue sans qu'elle n'ait à rougir plus que ça. "C'est vrai que j'essaie de faire très attention … On a jamais vraiment eu de soucis avec les empoisonnements." Les empoisonnements involontaires, en tout cas. Si l'Orochi n'a jamais eu à souffrir d'une mauvaise réputation, Sae sait que le Kyodai s'est permis quelques libertés, une fois ou deux, suivis de menaces au couteau de la part de la dernière de la fratrie Maeda. "Il faudrait que j'y songe …" Murmure-t-elle en mettant soigneusement l'idée de côté, loin. Elle se voit très mal abattre elle même un bœuf ou un veau, paradoxalement. Le confort d'être chef d'un restaurant, c'est bien que quelqu'un d'autre se charge de tout ça à sa place.

Son sourire se fait plus gêné, et elle accueille la suite de la conversation avec plaisir, seulement pour un temps. "Ah ! Oui c'est … c'est vrai. Je ne m'étais jamais posé la question, mais autant ne pas faire les choses à moitié !" Qu'il est étrange d'avoir pareille conversation. La passion de Sae pour le sordide fictionnel la rend enthousiaste face à ce sujet, mais le naturel avec lequel Mei en parle la perturbe un tantinet. Est-ce vraiment acceptable ? "C'est vrai que pour certains c'était … Artistique, c'est le moins qu'on puisse dire !" En tant qu'éternelle passionnée de Jack l'Éventreur, Sae ne peut qu'acquiescer.

Et puisqu'enfin, le focus revient sur sa nourriture, la japonaise accepte avec grand plaisir les compliments qui la font rougir à nouveau, et ramènent un peu de couleur sur son visage blanchi par les drôles de questions qui l'assaillent. "Le sucré, frais ? Mhhh. Je pense que ça peut me donner des idées. Je tâcherai de faire de l'inédit pour toi. J'ai plein d'idées à explorer, mais personne pour les tester. Promis, je vérifierai la provenance de mes ingrédients." Un clin d'oeil bien visible à l'attention de la chinoise. Pendant ce temps, un grand rire résonne par dessus le bruit des rendez-vous tout autour d'elles. "Tu, heu … Tu es déjà venue à Kabukichô, au fait ? J'ai jamais trop mis les pieds dans les Docks, c'est comment ? Ca ressemble à quoi, le Rong Yuan ?"

L'étrange hasard qui a conduit Sae face à une personne si compatible dès le premier rendez vous a quelque chose d'étoudissant. Noyée dans des émotions chaotiques et parfois contradictoires, elle se laisse comme happer dans une sorte de trip sans la moindre substance. Tant d'attentions et d'appréciation de ce qu'elle est et montre la plongent dans un nuage cotonneux qui la font presque flotter au dessus de son inconfortable chaise. "Oh génial !" Souffle-t-elle. "Tu me diras ce que tu en penses, j'ai vraiment vraiment envie de savoir !"

Elle écoute d'une oreille, son attention étant grandement perturbée par ce flottement particulier et caractéristiques de ses envolées émotionnelles. Sae, le petit chien, qui s'attache très vite et très fort, à nouveau partie pour s'accrocher à un maître de plus. Chiot irresponsable qui n'écoute et ne comprend que ce qu'elle veut pourvu qu'elle puisse avoir un susucre à la fin. Les larmes commencent à perler au coin de ses yeux, et elle ignore jusqu'au sens des mots de Mei. Elle est bien trop enthousiaste pour que ses propos dévoilent quoi que ce soit de gênant, n'est-ce pas ?

Ainsi donc, Mei aurait beaucoup de choses à découvrir à Kabukichô, si d'aventure elle venait à lui rendre visite à l'Orochi. Peut-être pourraient-elles faire un tour du magasin Maeda, pour voir les poissons … Faire un tour du quartier, dans tous les cas, de jour, pour profiter des jardins, et à la tombée de la nuit, pour les lumières. Tant de projets qui commencent à prendre forme dans la tête de Sae qui écoute un peu distraitement la description que son date fait des Docks qu'elle connaît si peu. Ca semble atypique, différent, beau d'une certaine façon. Pour quelqu'un qui, comme Sae, n'a que peu pris le parti de sortir du quartier japonais, c'est un peu exotique. Et intimidant, aussi, comme Mei quelques secondes auparavant, finalement. Comme tous ces quartiers qu'elle attend de découvrir. Peut-être avec elle ? "Ca doit être b-" Commence-t-elle à murmurer en s'interrompant.

Est-ce qu'elle a bien dit qu'elle effectue des contrats ? Fait-elle partie de la Triade alors ? Mais comment trouve-t-elle le temps, avec tous ses clients pour l'acupuncture ? Silencieuse, Sae s'immobilise, les yeux écarquillés, la bouche entrouverte. Son visage perd de ses couleurs mais elle reste encore un peu perchée. "Tu … tu fais des contrats ?"

Dans son coeur, c'est un mélange de peur, d'incompréhension, et d'admiration. Heureusement pour elle, il n'y a que l'admiration qui soit vraiment visible car elle n'a pas su se défaire de son sourire.

L'éducation de Sae est très complète, comme on peut s'y attendre de la part de la fille chérie d'un Oyabun digne de ce nom. Elle connaît la réputation de la Triade et de ses assassins. Si elle n'a jamais mis les pieds au Rong Yuan ni côtoyé un des rejetons de l'organisation la plus dangereuse de la ville, elle a bien appris à en avoir peur. Mais c'est ce sentiment là, mêlé à l'admiration qu'elle porte à ce que Mei - ou Needle - a montré d'elle, qui lui donne comme une poussée d'adrénaline. Le même genre qui vient pulser dans ses veines lorsqu'elle explore discrètement certains recoins sordides de Decay, les rares fois où elle ose sortir. "Je … Je n'ai jamais entendu ce nom, mais je ne suis pas une référence, haha !" Elle rougit à nouveau, repoussant nerveusement une mèche de cheveux derrière son oreille. "C'est très joli en tout cas, et ça colle bien, avec ta maîtrise des aiguilles !" La curiosité se mêle à tout ce cocktail qui fait partir ses idées d'un côté, puis de l'autre.

Comme pour se canaliser, elle  vient fouiller à nouveau dans son sac, et en sort une nouvelle boîte, plus petite celle-ci. D'un geste lent, elle l'ouvre, et révèle quatre sakuramochi. Des pâtisseries symboliques pour elle, et qu'elle gardait en en complément du reste, comme pour exprimer ce que les mots ont du mal à poser clairement pour un esprit et un coeur fous comme les siens. "Tiens, toi qui aimes le sucré !" Tout aussi lentement, elle vient récupérer la boîte vide, le rose lui remontant aux joues, avant de la serrer contre elle. Les images qui traversent son esprit sont confuses, à la fois horrifiques, terrifiantes mais étrangement séduisantes. Est-ce cela, l'attrait du danger ? "Tu … Tu m'enverras une photo du Rong Yuan ? J'aime beaucoup les lampes en papier …"

La passion avec laquelle Mei parle de son travail - lequel semblait au début être anecdotique mais prend de plus en plus d'ampleur dans ses propos et son enthousiasme - a quelque chose d'étrangement communicatif. Si ça la rend si heureuse, si innocemment enjouée, c'est que ça ne doit pas être quelque chose de mauvais … N'est-ce pas ? Peut-être que toutes les précautions prises par Eiichiro pour épargner à Sae la vue de scènes que Mei doit bien connaître ne sont qu'une manifestation de son caractère parfois trop rigide. Sans doute n'est-ce rien de si grave.

Si Sae n'est pas à l'aise avec l'idée d'ôter la vie de qui que ce soit elle-même, force est de constater que ce qui entoure le travail de Mei la fascine. Les méthodes. L'esthétique du gore et de la souffrance. Un paradoxe phénoménal avec son goût pour la vie et tout ce que le monde et les corps ont à offrir. "Légalement ?" Pour une enfant de Decay, voilà une notion qui semble floue. Et encore, les Yakuzas imposent une forme de loi. Voilà encore quelque chose dont elle n'a pas parlé. Doit-elle éviter de le faire ? En saisissant un mochi d'une main peu assurée, Sae déglutit difficilement. "C'est sûr, il ne viendrait à l'idée de personne de sensé de venir chercher des noises aux gens des Docks ! Ha … ha."

Les yeux de la japonaise ne quittent pas ceux de Mei. C'est une fascination étrange. Elle la craint autant qu'elle l'admire et a envie de la découvrir un peu plus. L'adrénaline, encore une fois, face au danger. Une attirance magnétique, sur des bases bien bancales, comme d'habitude. "Je regarderai, alors. Si tu veux." Répond-elle d'un souffle, son visage rougissant de plus en plus. Ce n'est pas commun, qu'on admette à ce point les tendances au stalking en ligne et à la recherche sur les autres que peuvent avoir les gens aujourd'hui, en s'en accommodant si bien. Mais soit, c'est une bonne nouvelle. Sae ne s'en prive pas.

"Je suis heureuse que ça te plaise à ce point ! C'est vrai que c'est un peu particulier … Typique, je dirais. Mais pour toi qui aimes aimes le sucré, j'ai supposé que ce serait assez subtil pour toi !" En y songeant bien, elle vient de sortir l'équivalent d'une cerise sur le gâteau d'un rendez-vous plus positivement surprenant qu'elle ne l'avait imaginé. Et son sac rempli de nourriture préparer pour les éventuels autres partenaires … Voilà qu'elle n'a plus tant envie de les rencontrer.

Sae finit enfin par croquer dans son mochi, lequel commence à se déformer entre ses doigts de plus en plus crispés. Elle jette un oeil fébrile à l'heure en mâchant, regrettant de perdre quelques précieuses secondes à manger alors qu'elle a l'estomac à l'envers. Elle n'a pas vraiment de garantie que Mei restera en contact avec elle. C'est comme lui donner son numéro en la suppliant de l'appeler … Rien n'est certain. Et si elle avait tout faux sur l'impression qu'elle retire de cette rencontre ?

Une drôle de spirale d'émotions contradictoires vient l'emporter alors que son teint se vide de toutes ses couleurs. La perspective de changer de partenaire, là, tout de suite, ne l'enchante qu'à moitié. Et puis, il y a Ace, dans le coin, dont elle a totalement oublié la présence. La voix de Needle vient cependant la sortir de son étrange tourmente avec une proposition qui la pousse immédiatement à s'exclamer en attrapant la première main à portée - main de Mei, bien sûr. "Oh ! Oui oui oui ! Avec plaisir ! Comme tu voudras, où tu voudras !" Sa voix est forte et part dans les aigüs, il n'y a que lorsqu'un silence singulier s'installe aux tables adjacente qu'elle réalise qu'elle s'est levée de sa chaise, affalée à moitié sur la table, et a presque crié sa réponse avec une passion démesurée. Ses yeux écarquillés viennent se reposer sur son interlocutrice dont elle libère la main lentement, craintive. Ca ne serait pas la première fois que son enthousiasme débordant fait fuir quelqu'un d'un peu trop sensé pour elle.