Ange et démon [Ace]

Il repousse de toutes ses forces la réalité qui lui revient sans cesse à la gueule comme un boomerang. Il doit tenir mais parfois c'est plus difficile. Parfois simplement se tenir debout est pénible, alors parler... sourire ? Comment peut-il y arriver alors même que tout se délite à l'intérieur, que cette mer le noie, l'avale, le recrache complètement lessivé sur les plages métaphoriques de son subconscient ? Il y arrive. Tout doucement, dans ce faux sourire qu'il s'accroche comme pour nier absolument tout. Il n'a pas envie que l'on compatisse, qu'on le prenne en pitié. Il n'a pas envie de montrer cette affreuse noirceur : ce n'est pas à qui que ce soit de le supporter. Ace reste un inconnu, en dépit des circonstances particulières. Il n'y a pas de confiance, de tendresse. Pas encore. Ce sont des choses qui se construiront peut-être. Mais à le voir s'affoler, comme si la conscience lui revenait, Usui se mord la lèvre. Coupable, crie son coeur. Imbécile, crie sa tête. Et le tout a l'impression que le moment a été gâché par sa faute. S'il n'avait pas réagi aussi fort... est-ce rattrapable ?

Les propos d'Ace lui tirent un frisson, son regard perdu affrontant un instant ces beaux yeux particuliers pour un japonais. C'est beau, ce vert. Peut-être qu'Ace est un métis, comme lui ? Il ne sait pas trop. Il ne veut rien demander de personnel car leur relation est encore à ce stade bâtard entre l'attirance sexuelle et l'intérêt poli. Et ce gouffre entre eux se creuse brutalement, ajoutant à la culpabilité. Le moment retombe comme un soufflé. Imparfait. A l'image des relations humaines les plus ordinaires. Le désir recule pour laisser aux esprits échauffés le temps de se calmer, de prendre toute la froide mesure de cette folie douce qui les a poussé l'un contre l'autre. Est-ce foutu ? Ace ne le repousse pas. C'est presque un peu étrange, qu'on lui demande tout à coup ce qu'il veut et ne veut pas. Usui a encore le goût, le parfum et la chaleur d'Ace dans la peau. Il aimerait recoller les morceaux de ce qu'il a l'impression d'avoir gâché. Mais est-ce seulement vraiment brisé ou bien n'est-ce que l'expression de son pessimisme ?

Face à ce visage abattu, Usui combat ses propres démons, sans un son, sans un reproche. Avec cet agaçant sourire très doux qui n'exprime que de la bienveillance pour l'autre. Puis son visage se pare d'une brusque gravité tandis qu'il tend les mains pour attraper le visage d'Ace entre ses paumes, qui claquent un peu sur les joues de son vis-à-vis. Je ne me suis pas senti forcé. Tu ne m'as pas forcé. Enlèves-toi ça de la tête. Je l'ai fait parce que j'en avais envie. Le regard brun se fait sévère, les sourcils se froncent. Avouer à voix haute avoir eu envie de sucer un autre mec est gênant mais il y a plus important que son petit confort hétérosexuel contrarié. Il ne veut pas laisser un abcès se créer bêtement et fait soudain montre de cette drôle de maturité qu'il dévoile habituellement. Il endosse ce rôle d'être celui qui rassure pour mieux repousser ces démons qui le harcèlent. Ses doigts quittent le visage d'Ace sur une caresse et le sourire se fait plus doux, plus vague.
Baka. glisse-t-il tout bas avant de se tourner à nouveau sur le barman. Je veux rester. Je suis désolé, c'était stupide de paniquer pour si peu. Oublie ça. Son regard est plus franc, son timbre autoritaire mais sa voix rauque se brise, la gorge sèche et il avise le verre du seul liquide disponible. Une gorgée de whisky ne le tuera pas, et anesthésiera les terminaisons nerveuses de sa gorge si c'est assez fort. Il prend donc sans gêne cette gorgée dans le verre d'Ace, le rouge aux joues, les yeux brillants de larmes contenues : c'est fort. Mais ça passe : il est brasseur, tout de même ! Le liquide ambré apaise la soif et calme l'impression d'avoir du verre pillé dans sa trachée blessée. Il repose prudemment le verre sur un sourire en demi-teinte et se laisse tomber à son tour contre le dossier du canapé, l'épaule frôlant celle d'Ace.

Je veux rester, avec toi si tu veux bien...encore un peu, s'il te plait ? Il soupire, passe une main lasse sur son visage défait, repousse aussi ses cheveux éternellement en bataille. Sa tête se tourne en direction d'Ace pour détailler son profil. Il lui plait. Bêtement et magnétiquement. Il ne veut pas penser au lendemain et à plus tard. Il est fatigué, épuisé de penser sans cesse. J'ai envie de pouvoir penser à toi pour longtemps. Lorsque tout paraîtra désespéré, je veux juste me souvenir que tu as voulu de moi même rien qu'une fois. Je ne t'embêterais pas : tu auras juste à me dire de dégager quand tu en auras assez de moi, d'accord ? Mais je veux te sentir en moi pour ne pas t'oublier. Juste le plaisir, juste Ace, un instant consacrés rien que l'un à l'autre comme si le monde se réduisait qu'à cet appartement et aux bras autour de lui. Est-ce qu'il le pourra ?