[Clos]Pluie d'été et pétricor [Stephan]

La lourdeur de l'air rendait le moindre mouvement insupportable et le frottement des bandages sur sa peau salée de sueur prenait des allures de torture. Les nuages amoncelés dans un ciel d'encre de chine, promesse de l'orage à venir, pesaient lourd d'une pluie qu'ils retenaient encore. Usui tira doucement sur le col de sa chemise, s'éventant d'une main avec son uchiwa au motif de fleurs de poirier, se résignant à ce que la soirée soit calme pour la petite échoppe de bois. Les clients préféraient sans doute se terrer dans leurs appartements, devant un bon ventilateur. Devrait-il investir dans un climatiseur ? Il faisait si chaud seulement en juin... Assit sur le banc sous l'auvent de bois, Usui leva le nez vers les miroitements huileux de la tempête à venir qui cachaient jusqu'aux étoiles. Il avait toujours aimé les orages dont les pluies diluviennes lavaient les scories de son monde ordinaire et dont les vents fouettaient la vieille façade en bois de pain. Un vieil arrosoir tout cabossé près des pieds, les hortensias de la vasque creusée dans une moitié de tonneau baignant dans l'eau salutaire, Usui cherchait en vain des réponses à ses tourments en direction des cumulus bombés. La pluie prochaine avait avalé le crépuscule pour ne laisser qu'une nuit artificielle, entre le bleu et le jaune des néons agressifs qui rythmaient le paysage urbain.

Au fond de la petite impasse éloignée des grands boulevards, il n'y avait qu'un seul lampadaire et seule la lumière de l'échoppe trouait la rue presque glauques, disparaissant presque au milieu des immeubles. Cependant le bâtiment de deux étages brillait comme un phare dans cette nuit métallique, laissant entrapercevoir derrière les vitres la minuscule pièce au comptoir démodé, derrière lequel s'alignaient les bouteilles de saké. Le bâtiment étroit ne laissait guère de place pour s'asseoir à plus de trois mais il ne semblait y avoir jamais personne dans l'échoppe qui tournaient pourtant depuis presque trente ans...

Les premiers roulement du tonnerre annonciateur de l'averse chassèrent les chats errants qui se battaient pour des restes dans les containers à ordures sur le trottoir d'en face. Puis vint la pluie en un long rideau diluvien, brouillant la vue d'Usui qui demeura à l'abri de son auvent de bois, sur son petit banc qui n'était jamais qu'une moitié de tronc installée là par son grand-père quand Usui était encore petit. Les soirs d'orage, le vieillard s'asseyait tout comme lui sous l'auvent pour regarder tomber la pluie. Usui inspira profondément puis, s'arrachant à son refuge, s'avança lentement sous l'eau dont les grosses gouttes formaient déjà des flaques sur le bitume. Il écarta les bras et resta simplement là, à laisser les cieux le balayer jusqu'à le tremper entièrement, l'odeur lourde de pétricor envahissant tout son esprit soudain étrangement vide. Les larmes ne se verraient pas sous la pluie... et dire qu'il se croyait seul.

Qu'il était facile de se croire seul au monde, sous cette pluie diluvienne qui dévalait des cieux à en faire trembler la vieille gouttière. L'orage gronda sourdement sans que d'éclair ne soit visible pourtant, comme si la pluie voulait tout avaler. Il n'y avait pas si longtemps, Silvia se pelotonnait encore dans ses bras les soirs d'orages, elle qui en avait peur. Une petite phobie bien ordinaire dont il la protégeait jusqu'à ce que le ciel s'apaise en regardant la pluie éclabousser les vitres en gouttes colorées par les néons de la ville. Qu'il était dur d'être seul un soir pareil, avec dans ses tripes l'impression dangereuse de n'avoir plus rien à faire qu'attendre quelque chose, mais quoi ? La douleur passerait-elle comme passe l'averse ? Il n'en savait rien, car il n'arrivait plus qu'à demeurer là où il avait toujours été, pour s'oublier jusqu'à ne plus rien sentir d'autre que la fatigue.

Une voix cassa la chaîne des pensées, éloignant l'affreux marasme dans lequel il se noyait plus sûrement que sous cette pluie qui l'avait si bien douché qu'il en ressentait les gouttes jusque dans son caleçon. Se tournant brusquement, le jeune propriétaire de l'échoppe de saké découvrit une silhouette familière, un manteau qui couvrait des cheveux blancs caractéristiques. Il sursauta comme un enfant prit en faute, Usui et eut le réflexe un peu stupide de cacher ses mains dans son dos, quand bien même ses bandages étaient visibles par les manches de la chemise blanche complètement trempée, laissant apparaître les contours de son torse étroit et maigrichon et les bandes de gaze qui entouraient sa gorge jusqu'à remonter presque jusque sous le menton. Avec ses cheveux complètement trempés par la pluie qui lui tombaient sur les yeux, il avait l'air de quelque corniaud noyé sous le déluge, un chien piteux et sa voix, cassée, rauque, différente, répondit simplement Stephan ? La voix du brasseur était sourde, difficile, sortant de cette pauvre gorge écrasée par la pression de la corde sur la trachée. Il se tint encore quelques secondes ainsi, mal à l'aise, ne sachant quelle attitude adopter. Car Stephan était ce qui se rapprochait le plus d'un ami pour lui qui n'en avait guère vraiment. Il tenait les autres à distance, sans le vouloir vraiment, par le travail dans lequel il s'abîmait, dans le secret de ses sourires faux qui masquaient ses chagrins.

Puis, dans un nouveau coup de tonnerre, il se souvint qu'il devait bouger, s'animer et il rejoignit le couvert de l'auvent, invitant d'un geste son ami à l'y suivre pour s'y abriter en se souvenant brusquement de l'hydrophobie de ce dernier. Je t'en prie, entre. l'invita-t-il en ouvrant la porte du minuscule établissement, dévoilant l'intérieur lumineux où l'or des lampes éclaboussait la nuit céruléenne. Le comptoir, toujours le même, à peine assez large pour trois. Les bouteilles de saké soigneusement alignée derrière, la porte dérobée qui menait aux commodités ainsi qu'à l'étage et surtout à la salle arrière où fermentait le saké de l'année et la trappe au sol qui conduisait à la réserve. Le plancher blond, les meubles de bois et la clochette de verre qui avait toujours pendu là se jumelait d'une autre, plus récente, ornée de moineaux. Dans l'éclairage chaud, Usui repoussa ses cheveux gorgés de flotte, contournant le comptoir pour y dénicher une serviette, qu'il balança à son ami sans s'occuper de lui-même. Comment vas-tu ? Je peux faire quelque chose pour toi ? demanda-t-il encore, avec cette drôle de voix, étouffant une courte toux, mais son sourire creux n'était dirigé que vers son ami ainsi que toute sa douce considération. Qu'il était facile finalement, de s'oublier ainsi, d'annihiler en esprit et en paroles jusqu'à sa propre existence et celle de ses sentiments qui à cet instant débordaient pourtant en cascade à l'image des gouttières extérieures.

Comment le dire, ce secret qui n'en était même plus vraiment un depuis que tout le quartier en parlait à voix basse derrière son dos ? Comment formuler l'inexplicable, raconter le désespoir le plus profond ? il n'existait pour cela que de biens beaux mots un peu creux et parfaitement vains dans les belles histoires que l'on raconte. Mais dans cette réalité, sa réalité, était-il possible de résumer entre le fromage et le dessert une pendaison sous ce même toit où ils se tenaient à présent ?

Les demandes de son ami lui serraient le coeur, conscient d'être un imbécile égoïste beaucoup trop taiseux. Il serait lui-même mort d'inquiétude de découvrir un ami dans cet état... Il causait tant de peine sans même le vouloir... Et bien souvent ignorait simplement d'en parler. Il soupira délicatement comme toute réponse, prenant le temps de sortir un tee-shirt propre et un pantalon de jogging d'intérieur pour les tendre à Stephan.
... Je vais faire le thé. Tu peux utiliser la salle de bain pour te changer. Parlerait-il seulement après cela ? Il garda les yeux baissés, abattu, fatigué. Je suis désolé, de t'inquiéter. glissa-t-il tout bas, en se détournant pour rejoindre la kitchenette où il s'affaira à faire bouillir l'eau, préparant une théière de thé vert au jasmin, disposant le tout sur le kotatsu, s'agenouillant à sa place, en seiza. Il demeura ainsi, à regarder le thé infuser en volutes délicates dans la théière de verre. Il aurait aimé que ce soit plus simple, plus facile mais il avait fait peut-être la pire des bêtises...
Son regard s'attarda un instant sur les photos encadrées, barrées d'un ruban noir : celle de ses parents et celle de son grand-père, devant lesquelles se trouvait un petit autel artisanal et quelques fleurs fraîches dans un petit vase. Témoins silencieux de la solitude profonde de ce drôle de garçon...

Puis, quand Stephan l'eut rejoint, un long silence s'attarda dans la pièce, seulement rompu par le cliquetis de la pluie sur les vitres. Il servit soigneusement le thé dans deux tasses - la sienne était particulièrement jolie, ornée du motif de la vague d'Okusai, offerte par Akemi et celle de Stephan, délicatement décorée de moineaux sur une branche nue n'était pas moins adorable. Le silence, épais et lourd, semblait n'avoir de fin jusqu'à ce que glisse la voix basse et fatigué du jeune brasseur, qui promenait ses doigts nerveux sur le rebord de sa tasse, essayant de puiser un courage impossible dans ce cadeau d'un homme qu'il admirait : Pardonne-moi si... je ne l'explique pas de manière appropriée... Je ne sais pas comment te le dire... Il prit le temps d'inspirer, serrant cette fois ses paumes autour de sa tasse, y cherchant la chaleur malgré l'air moite et lourd. Il y a... un mois ? Silvia a rompu. Le dire à haute voix donnait à l'affaire une matérialité effrayante, brisant un peu plus le coeur éprouvé du jeune homme.
J'ai... un peu perdu l'esprit et je... me suis pendu. Usui chercha ses mots après une telle confession, les mains tremblantes, se brûlant à la faïence brûlante à présent. Mais la douleur n'était rien face à ce qui l'étouffait. Ce sont... deux yakuzas que je connais qui m'ont... emmené à l'hôpital. Il se claquemura dans le silence, incapable d'en dire plus. Si ses yeux étaient rougis, il ne pleura pas pour autant. Il avait l'impression que les larmes le feraient voler en un millier d'éclats de verre et qu'il ne serait alors capable de se reconstituer et de simplement se tenir là, les épaules basses, le regard braqué sur la table plutôt que d'affronter l'expression de son ami.

Il l'avait dit et cela lui restait encore en travers de la gorge, craignant sans aucun doute la réaction de son vis-à-vis. Le rejet, le mépris. La pitié, aussi, qui le blessait tant. Il aurait aimé pouvoir en parler sans en souffrir. Les plaies du coeur n'étaient pas aussi cicatrisées que celles du corps, qui laissaient des marques, invisibles sous les bandages. Ces derniers temps, il s'était confié à certains, s'était fait deux amis précieux et même Ace... Un coup au coeur, délicat. Il avait la sensation d'un fossé qui le séparait de Stephan. Un abîme grand ouvert qu'il ne parvenait plus à franchir. C'était comme se confier à un étranger tout à coup. Ces derniers mois avaient été intenses. Un peu fous. Doux et amers à la fois. Et retrouver cet homme qui avait été son ami mais dont il ne savait plus bien la place dans tout ce bazar chamboulait certaines choses.

La réaction de Stephan le laissa sur sa faim, étrangement suspendu à ses lèvres, comme pour y guetter des mots gentils, un réconfort qui ne vint pas. Parce que la seule phrase qui glissa entre eux lui donnait envie de hurler. Même lui qui était nul en relations sociales ne l'aurait formulée ainsi. Stephan n'était-il pas la personne censée le connaître le mieux ? C'était biaisé : il était évident que ceux qui le connaissaient le mieux étaient ironiquement ceux qui l'avaient sauvé et qui n'étaient dans sa vie que depuis trois mois.

...Bien sûr. Ca va mieux, entre les crises de panique, la douleur, les séquelles cardiaques et autres problèmes physiques. Ca va... autant que je puisse aller. Il pleuvait et son humeur s'accordait si bien à ce ciel dégoulinant en cataractes. Une humeur bien plus sauvage, tapissée d'amertume, à l'image de sa voix brisée mais soudain tâchée de rancune. Il serra les doigts sur la porcelaine de sa tasse, comme pour y chercher un réconfort qui ne viendrait pas de Stephan. C'est tout ce que tu trouves à me dire ? On n'a à ce point rien à se raconter ? Comment crois-tu que je me sentes, Stephan ? Quand on me demande si ça va maintenant ? Quand je te dis que j'ai dû digérer tout ça en si peu de temps ? Que j'étais presque mort mais qu'on m'a ramené à cette vie dont je ne voulais plus ? Tu crois vraiment que ça peut aller ? Il releva un regard furieux, les pupilles enflammées d'une colère qu'il ne montrait jamais, au grand jamais, lui qui enfouissait tout à l'intérieur. Si c'est pour n'avoir rien à me dire, tu peux aussi repartir. Le regard était dur, trop sans doute. Stephan avait dû penser bien faire, bien dire. Mais voir cet ami, vestige de son passé qui le faisait souffrir, essayer de balayer sous le tapis toute la peine et la souffrance physique surtout, les séquelles qui le tuaient parfois plus sûrement que la pendaison en elle-même... Il jura à l'intérieur : il n'aurait jamais dû le lui dire. Et sourire. Comme toujours. Sourire et mentir.