Je ne suis même pas sûre d'être là ft. Evelyn.

Cette nuit encore, elle avait mal aux yeux et les lumières crues des bars qui s'alignaient le long de la rue de la soif lui rappelaient quelques visions colorées qu'elle avait parfois toute seule devant son miroir. Le dos rond, le regard éteint, la jeune femme traînait sa carcasse éreintée d'une journée à servir une bande de con dans une supérette minable de Medellin en attendant de pouvoir errer dans les rues la nuit venue à la recherche de quelque chose - n'importe quoi - qui pourrait l'aider à calmer cette impression de bruit dans sa tête. Vomir sur sa moquette, cracher du sang après s'être un bong artisanale dans une vieille bouteille de Mountain Dew parce qu'elle avait pété le sien : les relents de la combustion de la bouteille en plastique l'avaient rendue malade mais, l'espace d'un instant, les bruits s'étaient arrêtés. Elle caillait ce soir, mais ignorait s'il faisait froid, juste en sweat et en jogging ; elle était un badaud quelconque perdu entre les fêtards qui s’oubliaient dans les barathons. L'obscurité de la nuit tranchait avec la lumière des enseignes au point de la rendre ivre sans avoir bu.

Il y avait bien ce bar tranquille, dont elle avait oublié le nom. Un rade minable mais où on avait le luxe de croiser d'autres femmes solitaires ; se trouver quelqu'un n'était cependant pas son ambition du moment mais elle entra tout de même, poussa la porte d'entrée pour faire le tour d'horizon du bar : presque personne et c'était tant mieux. Syndel se passa une main sur le front, dans ses cheveux gras : maintenant, elle avait chaud. Poussant un long soupir affecté, elle traîna sa couenne jusqu'au comptoir pour y asseoir son pauvre cul de junkie, juste à côté d'une tête connue mais dont elle oubliait toujours le nom. Eve, quelque chose comme ça ? Une fille qui ne parlait pas beaucoup - et c'était pas plus mal -  mais qui avait l'air d'être plutôt le genre à pas faire de chichis, à qui elle avait offert un verre ou deux. Pas franchement un canon avec ses vêtements amples et son air revêche, mais qui s'en souciait ? Elle-même n'était pas Miss Decay 2040, et aurait préféré se foutre dans un poteau avec sa voiture plutôt que de l'être : les jolies filles, ça fini mal en général ; mais pas besoin d'être canon pour finir sur le trottoir, elle en savait quelque chose.

Syndel se ridiculisa d'un "... euh, coucou" sans énergie à cette fille dont elle ne parvenait à se souvenir du nom, et commanda une bière - la moins chère. La blonde remonta ses manches au dessous de ses coudes et avala sa salive, le teint pâle, avant de poser les coudes sur le zinc. Trouver l'accroche pour parler aux autres la faisait chier en général, mais il lui arrivait de le faire. Elle retenu un haut-le-cœur la bouche fermée, sentant l'effet du cannabis commençant déjà à s'atténuer : elle avait un métabolisme affreusement rapide, contrebalancé par le fait qu'elle était plutôt baraquée physiquement : les personnes plus lourdes et plus grandes planeront plus longtemps.

"Je t'offre un truc à boire ?"

Ca sonnait pas mal, comme proposition. Aurait-il fallait dire autre chose, demander des trucs ? Syndel ne savait pas. Elle releva le nez du comptoir un instant avec cette désagréable impression que quelque chose sonnait dans la pièce. Ce n'était pas son téléphone. Une alarme, une explosion ? Putain, c'était dans sa tête. Contrite, la jeune femme tourna son regard fatigué vers la brune, essayant de fixer ses pensées sur quelque chose de concret plutôt qu'à ce putain de tintement qui se trémoussait dans sa pauvre cercle de schizophrène. Sur son tabouret, une de ses jambes gigotait toute seule, prise dans un tremblement caractéristique des gens qui ne tiennent pas en place.

Elle était crevée, et sa pauvre caboche toute agitée de tremblements fourmillaient d’étincelles imaginaires à mesure que ses grandes mains se crispaient sur la bouteille de bière. Si la conversation n'avait jamais réellement été le fort de Syndel, la drague l'était encore moins. Voûtée sur son tabouret, son air contrit marquait la paradoxale évidence : elle n'avait pas envie d'être ici. Mais ici ou ailleurs. parfois, quand elle broyait tant du noir que toutes les couleurs de la vie lui paraissaient d'une même nuance, la jeune femme se prenait à espérer qu'un jour elle retrouverait l'affection qui lui manquait, celle de son ex, Amber, le seul repère un peu stable dans sa vie qui partait de plus en plus en couilles. C'était Amber qu'elle voulait, pas une femme anonyme. Juste Amber, avec ses bizarreries, ses poignées de porte, son rire étrange, ses paquets de gâteaux à la con et ses petites attentions. Elle regarda Evelyn enfin tiquer à ses salutations ; elle ne connaissait pas vraiment cette femme. Ça n'avait pas grande importance. La blonde lui commanda une bière - la moins chère, la même qu'elle - et se claquemura dans un silence maladroite. Que fallait-il dire aux autres pour faire la conversation ?

La jambe de Syndel ne cessait de trembler, agitant son tabouret d'une secousse sonore. Tout son corps était tendu, rendant ses muscles douloureux et lui donnait l'air de ce qu'elle était : une junkie névrosée qui était un peu là par hasard, qui ne savait pas parler aux autres. Elle eut un sursaut en sentant la main d'Evelyn se poser sur sa cuisse, la considérant en silence avec un regard grave, surprise du contact qu'elle n'avait pas initié. Qu'on la touche la mettait mal à l'aise, encore plus quand elle n'avait fait le premier pas : même au contact d'une autre femme, et aussi douce cette dernière pourrait-elle être, Syndel se sentait comme une proie et craignait de ne pas avoir son mot à dire. Restes viscéraux de quatre ans sur les trottoirs de Meddelin.

"Enlève ta main", lui demanda la blonde sans agressivité, d'une voix simplement effrayée avant de se reprendre, "hm, désolée... c'est pas contre toi. Ouais, j'ai des clopes, tiens."

Ses excuses étaient aussi maladroites que le reste mais elle ne désirait pas que l'autre femme s'en veule car après tout c'était elle qui avait un problème. Elle sortit un paquet de clopes un peu chiffonné de la poche de son jogging et les posa sur le comptoir en face d'Evelyn, sans oser la regarder. La blonde préféra boire un grand trait de bière pour doucher ses inhibitions, le teint cireux et les yeux imprécis. Sa jambe continuait de danser nerveusement contre le comptoir, commençant à l’agacer elle-même. Stupide toc. Elle inspira profondément, emplissant lentement ses poumon avant d'expirer par le nez pour se tourner vers la petite brune.

"J'ai juste été surprise", se justifia Syndel, comme s'il le fallait avant de demander tout de go, "tu cherches une nana ?", elle se frotta l'arrière du crâne, un peu penaude, "perd pas ton temps avec moi, j'en vaux pas la peine. Rien de pire qu'une meuf qui vient de rompre pour te casser ton envie."

Les nanas qui chouinaient, c'était casse-couille et elle le savait. Le bureau des pleurs n'était pas un sacerdoce pour tout le monde. Pas bien douée avec les autres femmes, Syndel ne savait tout simplement pas s'y prendre avec elles et savait qu'elle avait ces accès de mélancolie post-rupture qui vous brise l'envie. Autant le dire franchement : elle n'était pas le genre de nana avec qui on aime passer du temps, à l'horizontale comme à la verticale.

"J'me gourre ?", elle se pinça l'arrête du nez, la tête douloureuse, "... putain, je sais vraiment pas parler aux meufs..."

Evelyn n'était visiblement pas du genre bavarde ou communicative et cela convenait parfaitement à Syndel qui avait du mal à composer avec les autres et ses problèmes d’introversion. Non pas qu'elle était timide - ce n'était pas le cas - mais elle se montrait réservée et fuyante avec les autres. Elle préféra laisser la brune fumer tranquillement la cigarette qu'elle lui avait passé en s’abîmant dans la contemplation silencieuse des bouteilles soigneusement alignées sur les étagères derrière le zinc, sa bière vide à la main avec un sentiment de lassitude sur les épaules. Entendant l'autre jeune femme lui répondre, elle haussa des épaules d'une manière un peu désinvolte et ne sut trop quoi lui dire ; tant mieux si elle ne l'avait pas mal pris car cela n'avait pas été dit à dessein. Il n'en restait que Syndel avait crée une drôle d'ambiance entre elles et s'en rendait parfaitement compte. Serait-ce vraiment une mauvaise idée de céder pour ce soir à la facilité d'une nuit sans lendemain ? La blonde se sentait trop ailleurs pour penser posément à la question, et rentra la tête dans les épaules, le dos voûté.

"Cool, cool", ponctua la jeune femme d'une voix lasse en réfléchissant, "Evelyn, c'est ça ?"

Syndel avait du mal à se souvenir du nom des gens et parfois même de leurs visages, les images et les mots dansant parfois ensemble dans son esprit en un joyeux foutoir. L'effet relaxant du cannabis l'avait désertée depuis plusieurs minute pour ne laisser sur son visage qu'une expression trop grave pour l'instant, les mains tremblantes et l'air épuisée. Elle considéra Evelyn en silence en la regardant finir son verre. Entendant la réponse de la jeune femme sur ses intentions, la blonde fut rassurée ; c'était bien une histoire de coup d'un soir.

"Oh, je vois... tant mieux", dit-elle simplement en réfléchissant, se gênant un peu toute seule, "me doute bien que tu vas pas m'forcer. Nan, j'ai pas trop envie de parler d'elle, puis je saurais pas quoi te dire."

Tout comme Evelyn, Syndel tenta de se montrer un peu moins distante mais la discussion n'étant pas vraiment son fort, et la mélancolie la frappant en général rudement après un retour de joint, elle demeura silencieuse un long moment en considérant la dernière question de la brune, comme si elle avait l'air d'hésiter. Elle avala sa salive et se pencha un peu sur son interlocutrice pour lui parler à mi-voix, un peu gênée de ce qu'elle allait dire.

"Ecoute, ça me gêne pas d'être un coup d'un soir, mais...", elle fit l grimace, "j'ai besoin d'argent. Si tu me donnes quelques billets, je te ferais plaisir."

L'ai sérieux de Syndel signifiait non seulement qu'elle ne plaisantait pas sur le procédé, mais aussi qu'elle avait visiblement l'habitude. L'Eglise lui demandait de l'argent pour ses médicaments et elle était en passe de ne plus en avoir... et la générosité de la secte s'arrêtait là où le liquide s'arrêtait. La jeune femme se frotta l'arrière de la nuque, agacée de ses propres propos. Elle avait cessé de se prostituer pour mener une vie rangée, mais la drogue ne parvenait pas à combler son manque : elle avait besoin de médicaments spécifiques. Prostituée un jour, prostituée toujours, peut-être... elle poussa un long soupir, se sentant obligée de se justifier :

"Vois ça comme un échange de...", elle chercha le terme, "... de bons procédés ? Combler la solitude, ça je sais faire. Tant que c'est rien de sérieux. Une passe, ça me va. Je te ferai ça pas cher."