Théorie du chaos (Alyce)

Quelle plaie, ces réunions. Il s'agissait vraiment du seul et unique aspect que Caim avait du mal à supporter, de toute sa vie dans l'alliance des gangs. Pourquoi fallait-il que ces rassemblements soient organisés, déjà ? Ah ouais. Pour causer du territoire, des éventuels problèmes aux frontières, des accords commerciaux et tout ce tas de merdes dont il n'avait strictement rien à faire. S'il n'avait pas été à la tête de son gang, le casse-cou aurait sans doute laissé quelques passionnés de la géopolitique s'occuper de tous ces détails qui lui paraissaient superficiels. Mais il n'avait pas le choix, et ça le faisait clairement chier. D'ordinaire, le phénomène à crinière bleue s'isolait à l'étage de son QG pour se passer du bon heavy metal à fond la caisse. Mais quand quelque chose le faisait chier, ça devenait du black metal. Rien que ça. Les clients habitués ou les plus anciens du gang savaient lire l'humeur du patron de la sorte, en se fiant au sous-genre barbare qu'il écoutait sur le moment. Et là, en l'occurrence, tout portait à croire qu'il était ennuyé et avait envie de s'en prendre à un ou deux malheureux sur le track pour évacuer toute sa frustration. Malheureusement...

« Y a pas le temps, bordel ! »

Et c'est en regardant l'écran de son portail qu'il s'en rendit compte. Plus que quinze minutes pour débouler chez les Dead Eyes, là où avait lieu la réunion. Pourquoi chez ces nerds et pas ailleurs ? Bah ! L'homme ne se préoccupait pas de ce genre de détails. Ca aussi c'était chiant. Il se redressa alors d'un bond, quittant le canapé dans lequel il siégeait pour ensuite attraper une veste en cuir et l'enfiler en dévalant les escaliers du QG à toute vitesse. Un membre du gang lui adressa une brève salutation à laquelle il répondit simplement un "j'ai pas l'temps bordel". Ca aussi, c'était une habitude. Personne ne lui en tenait vraiment rigueur, à la longue.

Une fois au sous-sol, il ne tarda pas à débloquer l'accès à son bolide pour se jeter à l'intérieur et en faire ronronner le moteur. Grand sourire. Un pur instant de bonheur avant d'aller se faire chier à une réunion dont il se foutait royalement. Le poids des responsabilités. Bref. Aussi peu motivé fut-il en l'instant, être au volant de son trésor lui donna la foi nécessaire pour quitter son repère. Il attendit que le grand volet métallique du garage s'ouvrit et prit directement une pointe de vitesse pour quitter les lieux, ne laissant derrière lui que le vacarme reconnaissable de son bijou mécanique. Le voisinnage en avait l'habitude, de ça aussi. Aussi ne trouva-t-il personne sur sa route, sa caisse faisant suffisamment de rafût pou avertir le plus dur d'oreille des vieillards à des centaines de mètre à la ronde.

Ce son significatif lui permit sans doute de signaler son arrivée bien à l'avance, les Dead Eyes pouvant sans doute déjà l'entendre arriver alors qu'il n'était même pas encore garé devant chez eux. Heureusement - ou malheureusement, au choix - pour eux, Caim débarqua à peine deux minutes plus tard, faisant crisser ses pneus sur le bitume en dérapant à quelques mètres du pawn shop des geeks pour se "garer". Il sortit alors du bolide, laissant la douce musique qu'il écoutait se répandre dans les environs dès l'instant où il ouvrit la portière pour s'échapper. Il referma ensuite derrière lui, se saisit d'un petit dispositif noir à boutons sur lequel il exerça une faible pression pour faire s'éteindre tout ce qui était encore allumé et verrouiller l'accès à son véhicule. Enfin, il rangea le petit grigri dernier cri et s'avança jusqu'à la devanture du repère à nerds pour ensuite s'inviter à l'intérieur. Des machines, des écrans, des trucs qu'il ne comprenait pas vraiment. Pourquoi l'alliance avait choisi ce lieu, déjà ?

Il balaya la salle du regard avant de tomber sur une tignasse rouge perdue dans il ne savait quoi. Parfait, quelqu'un ! Dressé de tout son long et toujours aussi assuré qu'à l'accoutumée, Caim se rapprocha de la jeune femme et donc de la caisse qu'elle gardait probablement pour ensuite lui adresser la parole sur un ton paradoxalement détaché et enjoué à la fois.

« Yo. C'est ici pour la réunion ? Sérieux, j'me suis pressé pour rien, y a pas un rat. J'aurais pu glander pendant cinq minutes de plus. Il demeura ensuite silencieux pour quelques secondes avant de reprendre aussi vite. Oh non, merde. J'suis en retard et ils ont d'jà commencé, c'est ça ? »

Pauvre demoiselle. Et pauvre Caim, totalement ignorant du fait qu'il se pointait avec une semaine de retard après avoir mal lu son agenda. Lui et l'organisation, ça faisait mille.

Caim posa ses grands yeux curieux sur la petite demoiselle lui faisant face, laquelle s'était d'ailleurs relevée d'un bond en semblant légèrement agacée. Ou peut-être précipitée. Blasée ? À vrai dire, il n'en savait rien. La psychologie, ce n'était clairement pas son fort. Qui plus est, il n'était pas là pour s'intéresser aux états d'âmes d'une petite caissière, aussi mignonne pouvait-elle avec sa bouille qui se voulait indifférente, ses longs cheveux colorés et ses airs de petit animal sauvage cherchant à intimider les prédateurs potentiels. S'il n'était pas venu pour une réunion supposément de la plus haute importance, Caim aurait sans doute accepté de rire un coup et de l'inviter à se relaxer un peu. Dommage !

Cependant, la mignonette lui transmit une information qui lui fit hausser un sourcil. Il ne comprenait pas. Enfin, pas totalement. Pas de réunion aujourd'hui, seulement une la semaine dernière. Les yeux de l'homme roulèrent dans leurs orbites et contemplèrent à présent le plafond. Pendant quelques secondes, Caim demeura calme. Pourtant, il était tout sauf serein, se demandant comment il avait à ce point pu foirer dans son organisation. Même s'il n'était pas un modèle dans le domaine, jamais il n'aurait pensé rater un rendez-vous en se trompant d'une semaine entière. Au final, lorsque l'information fut parfaitement assimilée, il laissa juste un long soupir fuiter d'entre ses lèvres. C'était calme, trop calme. La tempéte arrivait.

« Putain de bordel de foutre de dieu, s'sont gourrés dans le messages ces couillons. Raaaah bordel ! Ils vont m'entendre gueuler ces chiens ! »

Il ne prêtait que trop peu attention à celle en face de lui, bien trop occupé à pester contre la personne en charge de notifier tous les membres de l'Alliance. Il se saisit alors de son smartphone, le déverrouilla et s'en alla consulter la conversation pour appuyer sa thèse. Il observa machinalement la date mentionnée dans le message, si bien qu'il ne remarqua pas immédiatement être en tort, et tourna rapidement l'écran pour le poser sous les yeux de la caissière.

« Et. Putain. De. Voilà ! Savent pas écrire ces cons. Court instant de battement. Il cligna des yeux, assimilant tout juste ce qu'il avait lu précédemment. Effectivement, le message parlait bien d'un rendez-vous ici même. Seulement, ce rendez-vous avait déjà eu lieu. Il y a une semaine très exactement, comme l'avait dit la petite. Comment se sentir con en moins de deux minutes ? Raaaaaaah, chier ! Ko', pourquoi tu m'as rien dit ? J'ai l'air sacrément con maintenant ! »

Toujours à reporter la faute sur les autres. Cette fois-ci, la femme lui servant aussi bien de pseudo assistante que de partenaire en conneries lui servait de bouc émissaire. Être la reine du "booty shake" ne l'exemptait de rien, pas quand il s'agissait de la capacité de Caim à fuir les problèmes, surtout les siens. Ceux des autres, il n'en avait vraiment rien à branler.

« Bordel. Désolé, miss. Semblerait que je me sois gourré de date, en fait. Ah, si jamais, c'était pas sur toi que j'gueulais. Le prends pas mal, on sait jamais. »

Heureusement, Caim était également du genre à passer rapidement au dessus des choses, sauf quand ça le faisait vraiment chier. Dans le cas présent, il avait juste raté une réunion rasoir au potentiel aussi soporifique que les russes étaient aimables. En l'occurrence, le rassemblement manqué ne représentait qu'un bon gros "snooze fest" aux yeux du pilote. Quoi qu'il en soit, il prit au moins la peine de s'excuser auprès des quelques âmes présentes en leur adressant un simple signe de la main, rien de plus. Fallait pas non plus pousser mémé dans les orties ; en tort ou pas, Caim n'allait certainement pas faire preuve de plus de politesse que nécessaire, quoique le joli minois de la demoiselle pourrait presque le faire déchanter.

« Bon, euh, c'est le moment chiant où j'dois faire genre j'achète un truc pour me faire pardonner ? Nan parce que j'suis pas sûr que tous ces bidules m'intéressent, dit-il en regardant un peu partout autour de lui, rivant ensuite toute son attention sur l'inconnue. Sérieux, est-ce que t'aimes ton job ? Nan parce que t'as pas vraiment la tête d'une nerd. »

Le sens des priorités à la Caim...

La situation n'était clairement pas à son avantage et il n'aimait pas ça. Caim, dans toute sa splendeur et son idiotie, cherchait à dissiper le malentendu en s'intéressant superficiellement aux grigris se trouvant un peu partout autour de lui. Il y avait de fortes chances que son jeu ne prenne pas. Après tout, il n'y croyait même pas lui-même. Plus encore, ses yeux azurés finissaient par se reposer systématiquement sur la petite en face de lui. Comment est-ce qu'une fille comme elle avait pu atterrir dans un trou pareil ? Tout plein de préjugés, il ne pouvait s'empêcher de se répéter cette question encore et encore, au moins jusqu'à ce que la concernée ne vienne le sortir de ses pensées et finisse par proposer un marché qui arracha un grand sourire à l'ahuri.

« Ah ! Là tu m'parles ! Je préfère taper la discute que de faire semblant de m'intéresser à tous ces gadgets, lâcha-t-il alors de but en blanc, bien content de retourner sur un chemin plus arpentable pour lui. Hésite pas à prendre plus d'une clope, surtout. Dix minutes c'est pas grand chose ! »

Il prit alors la peine de s'écarter de la caisse, comme pour la laisser s'en extirper. Elle méritait au moins ça, elle qui avait attiré l'attention et l'intérêt du grand bleu. Elle se faisait chier ici, après tout. Il n'eut étrangement pas de mal à compatir à la situation de la jeune femme, bien que ses raisons étaient sans doute différentes. Il hocha vivement la tête en signe d'approbation, se disant qu'il aurait probablement pété un câble au bout d'une seule heure dans ce trou à rats. Comment faisait-elle pour garder son calme dans un lieu pareil, avec des gens respirant l'ennui et dont l'expression dénotait un manque évident de joie de vivre ? Caim ne voyait vraiment pas.

« Tu m'étonnes. Ca doit pas être passionnant. »

Il ne s'exprima pas plus sur le sujet pour le moment, bien conscient qu'il risquait de devenir insultant envers tous ceux se trouvant actuellement ici s'il continuait de l'ouvrir. Alors, pour le moment, il tut le reste de ses pensées et les cala dans un coin de son esprit, se contentant alors de se projeter à la place de son interlocuteur. S'il n'était pas pété de tunes, qu'aurait-il fait de sa vie ? Sans doute se serait-il lancé dans un commerce plus prolifique que celui des courses underground, pour commencer. Ou bien aurait-il abandonné tout espoir et se serait donc contenté d'un petit job aussi chiant que celui de la donzelle ? Il frissonna rien qu'en y pensant et chassa ce cauchemar en prêtant une attention toute particulière aux endroits où il foutait les pieds, de peur de se casser la gueule dans les escaliers ; du vécu, ça aussi.

« Tu peux savourer ta clope, miss. Je t'avoue que ça me fait plaisir de causer à quelqu'un, ça me donne l'impression de pas être venu pour rien, même si ça reste le cas dans les faits. »

Et parce qu'il ne fallait pas non plus pousser mémé dans les orties, Caim passa devant lorsqu'il fallut enfin sortir, retenant cependant la porte pour la demoiselle après s'être quelque peu décalé sur le côté. Il ne faisait pas vraiment ça par galanterie ou politesse car toutes ces choses lui passaient bien au dessus de la tête. C'était un simple réflexe, un vestige de son éducation qui refusait de s'en aller et persistait à jamais sous forme d'un automatisme irréfléchi et incontrôlé. Puis, une fois libre de ses mouvements et enfin capable de respirer le grand air, il laissa la porte lui fuir d'entre les doigts et s'étira en soupirant un bon coup.

« J'me sens déjà plus à mon aise dehors, s'exclama-t-il avant d'aller reposer son dos contre la vitrine du pawn shop et de tourner la tête vers la petite caissière. Rien que le fait de rester en intérieur, ça me tuerait le moral. Comment tu supportes ça ? Oh, plus important, c'est quoi ton petit nom ? T'es pas obligée de me le donner, mais si tu veux que je continue de t'appeler miss, c'est ton problème. Moi c'est Caim. »

Caim ricana à l'une des répliques de son interlocutrice, celle concernant l'air plus agréable à l'extérieur. Il ne put retenir un vif hochement de tête, persuadé que l'ambiance de cette boutique qu'il qualifiait de chelou aurait fini par le rentre fou, s'il avait dû rester à l'intérieur pendant quelques minutes de plus. Le sons des claviers maltraités, des machines qui ventilent, la sensation constante d'être observé pour le moindre de ses faits et gestes, la présence inconvenante de babioles à l'utilité aussi obscure que le coeur de Voldemort... Le pauvre yeslife ne s'en serait pas remis de si tôt. Quoique, en bonne compagnie, ça pouvait peut-être se discuter.

Il continua alors d'écouter la demoiselle discourir, le tout dans un silence qui aurait paru étonnant pour quiconque connaissait l'énergumène. Il était relativement rare pour lui de rester muet pendant plus de dix secondes, surtout lorsque quelqu'un l'accompagnait. Et même sans ça, le bleu parvenait toujours à râler sur le moindre élément de sa vie qu'il pensait chiant – c'est à dire beaucoup. Ouais. Il faisait partie de ces gens capables de parler seuls pendant des minutes entières, le tout en se foutant royalement des regards pleins de jugement qu'on pouvait lui accorder quand ça arrivait. Sans doute la demoiselle à côté de lui allait finir par le juger, elle aussi, en supposant qu'elle ne le fasse pas déjà. À cette perspective, l'ahuri haussa simplement les épaules. Qu'elle s'amuse. Il n'allait pas s'en priver pour en faire de même, après tout. Son jugement à lui avait d'ailleurs déjà commencé, en particulier lorsque sa rencontre du jour mentionna un certain manque d'argent, le tout en insinuant qu'elle serait prête à beaucoup de choses tant que ça payait bien.

« Ouais, j'vois le genre. Faut dire que c'est pas mal la merde par ici, y en a beaucoup qui seraient même prêts à tuer pour un joli virement. »

Dure réalité de laquelle Caim s'émancipait pourtant, n'osant d'ailleurs pas s'inclure dans son propos, n'étant lui-même pas près de manquer de quoi que ce soit. Sur cet aspect de la vie, le coureur était né sous une très bonne étoile. La seule chose qu'il pouvait faire en l'instant, c'était réfléchir puis imaginer. Autant dire que ça ne dura pas bien longtemps, en particulier lorsqu'il repensa à la dernière remarque de la petite rouge. Des cerveaux cramés par les écrans, hein ? Sans doute. Parmi ses préjugés sur les nerds, Caim imaginait la plupart d'entre eux comme des légumes ne quittant le confort de leur chaise que pour aller se chercher à manger, comme des robots programmés pour effectuer la même tâche à longueur de journée, à savoir fixer un moniteur tout en tapotant frénétiquement sur un clavier. Un genre de vie auquel il avait énormément de mal à aspirer ou même adhérer, lui qui préférait l'adrénaline procurrée par les dangers de la vie réelle.

« Heureusement, t'as l'air plutôt épargnée par tout ça, toi. T'as juste l'habitude ou tu fais pas ça depuis suffisamment longtemps pour finir zombifiée par ton écran ? J'comprends pas vraiment comment vous faites pour tenir comme ça, à fixer un ordi pendant des heures. Si j'bouge pas pendant trente minutes, j'explose, j'deviens fou. »

Enfin, peut-être pas fou non plus. Mais Caim n'était pas non plus du genre à réfléchir à ses mots, il les balançait directement en s'en carant l'oignon de toute réaction négative potentielle. Dans le meilleur des cas lors d'un malentendu, il finissait par s'expliquer et résolvait le problème passivement. Dans le pire, il se foutait sur la gueule avec ceux ayant mal pris ses propos. Heureusement, la mignonette ne semblait pas avoir pris la mouche pour le moment. Pouvait-on dire que les choses partaient du bon pied ? Suffisamment pour que le bleu vienne offrir une poignée de main sincère à son interlocutrice lorsqu'elle se présenta à lui, ayant carrément hésité à lui faire un check pour l'occasion. Peut-être aurait-il dû. Quoique non. À moins que... Bah ! Encore un problème à la Caim qui finira sans réponse, un peu comme le nouvel obstacle apparemment rencontré par Alyce. Un briquet, hein ? Il fit passer le bout de sa langue entre ses dents, le temps de siffler un instant, et laissa s'échapper un nouveau ricanement.

« Déso Alyce, moi j'fume pas. À moins que quelqu'un en ait oublié un dans ma caisse, j'pense pas en avoir. Mais dans le pire des cas, j'peux toujours te l'allumer en mettant un bon coup de turbo. »

Mauvaise idée. Heureusement qu'elle relevait de la simple blague. Avec un tel monstre mécanique, Caim risquait de flamber la clope dans son intégralité, et peut-être un ou deux doigts de la petite dame avec ça. En guise de bonne foi, il lui adressa cependant un bref geste de la main avant de donner une impulsion du pied pour s'éloigner de la vitrine et s'approcher de son bijou. Il en ouvrit ensuite une portière, passa sa tête à l'intérieur et y resta pendant de bonnes secondes, sans doute à la recherche d'un briquet trainant par là. Et, par chance, il en trouva un. À qui était-il ? À Ruby ? Ou peut-être à Ko' ? À vrai dire, il n'en avait pas grand chose à faire en l'instant et contenta de se saisir de l'objet pour enfin ressortir la tête du bolide et en sceller la portière. Quelques pas plus tard, le revoilà posé à côté d'Alyce.

« T'as de la chance, on dirait. J'sais pas à qui il est mais il trainait par là. Perso', j'ai arrêté depuis un moment. D'une simple pression, il fit surgir la flamme en dehors de l'objet et plaça une main à proximité de celle-ci pour l'abriter des éventuels courants d'air, laissant à la demoiselle tout le temps nécessaire pour qu'elle vienne y baigner le bout de sa clope. Va d'ailleurs falloir que j'trouve qui a laissé ça dans ma bagnole, putain. Et que je lui gueule un peu dans les oreilles. »

Il chassa cette vision future de son esprit en secouant vivement la tête et effectua un bref retrait une fois que la petite rouge eût obtenu ce qu'elle souhaitait, rangeant alors le briquet dans l'une de ses poches, là où il l'oubliera sans doute pour des jours durant. Il reposa alors ses yeux clairs sur la jeune femme, gardant pour lui la réflexion qu'il la gratifierait bien de quelques compliments si seulement il n'était pas encore un peu dépité par les circonstances ridicules dans lesquelles il l'avait rencontrée.

« En dehors de ton taff, tu fais quoi ? Des hobbies et ce genre de trucs, quoi. J'suis pas sûr qu'on ait les mêmes mais vas-y, j'suis curieux. »

Les traits de Caim furent étirés par un grand sourire peu après la remarque d'Alyce quant à sa propension à tirer les demoiselles de l'ennui. Il s'éloigna un instant de la vitrine, juste assez longtemps pour forcer une pseudo révérence accompagnée d'un bref éclat de rire. Si elle savait à quel point elle mettait le doigt sur une vérité, bien que l'homme ne pensait sans doute pas à la même chose que son interlocutrice à l'entente de ces quelques propos. Pour sûr, qu'il en sauvait. Peut-être pas de la plus pure des façons, mais il pouvait au moins s'en vanter. Il ne s'en privait d'ailleurs pas lors de certaines soirées ou certains rassemblements en comité restreint, vantant ses performances loin de s'amenuiser avec le temps. Car oui, il avait passé le cap des vingt-cinq ans et ne pouvait ainsi s'empêcher de se dire à quel point il vieillissait. Une horrible fatalité qu'il oubliait en faisait le con chaque jour que le bon dieu lui offrait.

« À votre service, lâcha-t-il au beau milieu de sa courbette avant de se redresser et se replacer confortablement contre le verre dans son dos. Si c'est l'idée que tu t'fais d'un prince charmant, alors ouais, j'le suis carrément. Chasser l'ennui c'est ma spécialité ! Y a pas de place pour ça dans ma vie. Enfin.. Sauf lors de ces réunions claquées. J'regrette même plus de m'être trompé dans la date, tu vois. »

Il se sentait toujours un peu idiot, certes, mais cela ne changeait absolument rien au poids qui lui avait été retiré des épaules. Qu'aurait-il fait lors de ce meeting si ce n'est dormir, de toute manière ? Ah si, une autre chose peut-être ; se foutre de la gueule de ceux qui proposaient des trucs idiots, ou même happer ses pauvres voisins dans des bavardages incessants. Ce genre de gamineries, ouais. Fort heureusement pour la petite rouge, elle n'avait pas à le découvrir sous cet angle pour le moment puisque ces choses n'arrivaient que lorsqu'il se faisait vraiment chier. En l'occurrence, ce n'était présentement pas le cas. Bien au contraire, il ouvrit même de grands yeux lorsqu'elle lui répondit sur la question des hobbies. Il était surpris, n'en revenait pas, venait d'en tomber sur le cul ; pas littéralement, heureusement.

« Sérieux, je pensais pas que t'étais dans tout ça. Ouais je sais, faut pas juger un livre à sa couverture, tout ça tout ça, mais t'es loin de ressembler à ce que j'imaginais être un nerd, tu vois ? Sans doute maladroit dans ses propos, il balaya le malentendu d'un simple râle après s'être rendu compte que ça ne servait à rien de développer cette pensée. Il parlait d'un domaine qu'il ne connaissait pas réellement, après tout. Et même lui possédaisait suffisamment de jugeote pour savoir s'arrêter quand il s'enfonçait. Hmm, j'sais pas. Je trouve que t'as la tête d'une musicienne. Ou d'une tatoueuse. Ouais, carrément. Bref, une artiste ! »

Son regard s'illumina d'intérêt, son sourire se fit encore plus grand. Il était sincère, ne se moquait pas. Et bien que la formulation pouvait paraître maladroite, il voyait la chose comme un compliment. Jusqu'alors, toutes les demoiselles du genre qu'il avait pu croiser étaient très plaisantes à regarder. Dans sa tier-list des physiques arbitraires, les artistes se trouvaient bien haut. Et à contrario, assez bas, on pouvait y trouver les nerds. Croiser une telle exception en chair et en os relevait presque du miracle pour le pauvre Caim. Il demeurait d'ailleurs si surpris par la révélation qu'il mit quelques secondes à capter que la question lui avait été retournée. Il secoua alors la tête pour chasser ses préjugés puis reposa son regard son Alyce afin de lui faire grâce de quelques détails à son sujet.

« Perso, j'vis pour la course, pour l'adrénaline qui m'envahit quand j'prends un dérapage dangereux. J'ai déjà remporté quelques prix sur le track, d'ailleurs. Et j'aurais pu en avoir d'autres, mais j'les ai laissés. Gagner c'est moins important que le style que t'as en décrochant la victoire, tu vois le genre ? Si je passe la ligne d'arrivée en première place, j'veux que ce soit en attirant tous les regards sur moi. Et en dehors de ça, j'suis plutôt simple. J'aime me remplir la panse, me défouler, passer des heures à headbang sur un morceau du feu de dieu et parcourir Decay à bord de mon trésor. Tu serais d'ailleurs surprise de voir les coins que j'ai pu explorer. J'en connais tout un tas. »

Il profita d'ailleurs de l'accalmie pour se remémorer quelques uns de ces endroits, certains surprenant par leur beauté atypique, tant qu'on était pas allergique au paysage très industriel et post-apocalyptique de la plupart de l'île, bien entendu. Bref, un paysage qui correspondait parfaitement à lui, un fou du volant, le territoire urbain étant évidemment plus facile à arpenter en véhicule que la nature sauvage.

« Ah. Pas besoin d'être formelle, sinon. T'as mon prénom, tu peux me tutoyer. On s'connait depuis peu, c'est vrai, mais je préfère. J'en ai trop bouffé dans ma jeunesse, du vouvoiement. »

Au point d'en faire une overdose, sans doute, et également l'une des raisons pour lesquelles Caim avait fini par quitter sa famille et se barrer de Neo Atlantis. L'ambiance y était trop froide, impersonnelle et corporatiste. Pas assez d'humain, pas assez de contact, beaucoup trop de faux-semblants et de formalités à adopter jours et nuits. En bref, une vie des plus chiantes qui aurait fini par le tuer s'il était resté là-bas ne serait-ce qu'une année de plus. Alyce était encore très loin de lui rappeler tout ça, mais le vouvoiement n'était que la première étape d'une lente escalade vers ces souvenirs barbants, la toute première marche d'un escalier qu'il préfait contourner.

« Enfiiiin. Sauf dans un autre contexte peut-être, mais j'suis pas sûr que tu veuilles entendre ces histoires pendant ta pause clope. »