Bob Morane

La sonnerie stridente me file l’impression de me fendre le crâne en deux. Putain qui est le foutu résidus de capote qui ose m’appeler à une heure pareille ? L’heure, j’la connais pas encore, mais vu mon état, j’doute qu’il soit plus de 14h. Bingo. 11h et demi. Du matin. Les chiffres dansent sur l’écran de mon téléphone, comme pour me narguer. J’étouffe un juron, attrape l’appareil et le balance un peu plus loin tout en sentant déjà les prémices d’un mal de crâne carabiné. Bordel. Qu’est-ce que j’ai branlé hier ? Aucune idée en vrai, mais ça devait être crade si j’en crois la pâteuse que j’me tape et la façon dont mes muscles protestent quand j’essaye de bouger un peu.

Je sors du lit en boxer, j’enfile la première chemise qui me passe sous la main, et j’me dirige d’un pas pesant vers la chambre de Violeta. « Violeta, Violeta, Violeta ? » Je scande en tambourinant contre sa porte, tout en maudissant encore une fois le crevard qui m’a passé un coup de fil. J’ai même pas pensé à mater qui était l’responsable, d’ailleurs, j’m’en bats les couilles. M’faut un café. Et une putain de dose de doliprane ou n’importe quelle autre merde capable de stopper les élancements furieux qui me vrillent les tempes.

Toujours aucune réponse.

Complètement saoulé, je balance un méchant coup de pied dans la porte, je hurle lorsque mon orteil se mange le bois un peu trop solide, pour la maigre satisfaction de voir une ouverture se dessiner, et j’entre en sautillant misérablement, cherchant une source de lumière histoire de m’éviter un nouvel accident à la con. On vit dans un putain de monde dangereux, et entre Violeta, ses plantes, et toutes les conneries qu’elle peut conserver ici, j’me sens vraiment pas l’âme d’un explorateur.

Mes doigts glissent contre le mur, finissent par trouver ce qui ressemble à un bouton. Lumière ? J’appuie, avant de pousser un nouveau hurlement. J’sais pas sur quoi j’ai posé la main, mais j’suis presque certain que ce truc m’a mordu. Et l’autre qui s’réveille toujours pas, qui m’laisse agoniser comme un enculé alors que je souffre mille morts. Putain, ceux qui vous vendent les rêves de la colocation sont des foutus mythos, j’le jure sur ma vie. « VIOLETA !! » dernier espoir, dernier cri alors que j’me laisse tomber par terre, à bout de souffle, d’énergie, et de patience, aussi. Si elle ne réagit pas rapidement, je pense que j’aurais plus qu’à appeler les équarrisseurs, avec le bordel que je fous depuis tout à l’heure, c’est qu’elle est déjà morte. Fais chier. J'ai tellement mal à la tête que dans cinq minutes j'vais juste gerber sur son parquet. La lose.

C'est toujours marrant de se lever quand il fait encore jour. Ca donne une autre approche de la vie, du quotidien. Depuis quelques temps, j'essaie de me recaler, ce qui cause un certain éloignement avec mon colocataire. On se croise généralement passé trois ou quatre heures de l'après-midi, si je ne suis pas au QG ou quelque part, à travailler. Ce matin, j'ai eu envie de nourrir les serpents un peu plus tôt, histoire de me coller aux fourneaux et préparer des plats en avance et bourrer le congélateurs de plus de choix différents. On ne sait jamais, avec le bordel au labo, il pourrait se retrouver sans moi pour cuisiner plusieurs soirs d'affilée. Et puis, en ce moment, j'aime bien cuisiner.

Alors, dès neuf heures, je me suis levée. J'ai préparé la bouffe des serpents, et je me suis calée dans la buanderie, devant les vivariums, et je leur ai servi tranquillement. Ils sont vraiment calmes, parfois même affectueux. C'est pourtant pas les miens, mais j'ai mes chouchous. Mercy est parfois tellement perché qu'il oublie de les nourrir, ce qui est pas plus mal, puisque je le fais souvent avant l'heure.

Avachie sur le vieux fauteuil, je me mets à regarder la machine à laver tourner. Je crois que je suis soit trop réveillée, soit pas assez, j'ai peut-être des restes de quelque chose dans les veines, parce que c'est vraiment passionnant, hypnotisant même. J'ai beau essayer de me recaler sur un rythme un peu plus courant, passé dix heures, je commence à me sentir partir, la tête en arrière. Je ferme les yeux au bout d'un moment. Pour une fois qu'il fait soleil, ça tape sur les vitres exposées plein sud de l'appartement, et il fait bien chaud dans la buanderie.

Je me réveille brusquement, secouée par les cris de Mercy qui m'interpelle à l'autre bout de l'appartement. Je m'essuie la bouche, j'ai bavé en dormant la tête en arrière sur le fauteuil. J'ai la tête à l'envers, la bouche pâteuse, les lèvres encore endormies, mais j'ai le coeur qui bat super vite. Je tombe du fauteuil et fais la moitié du chemin sur les genoux mais, arrivée dans le salon, je finis par tourner la tête pour le voir entrer dans ma piaule. "Cabron !" Que je chuchote avant de le suivre. Il entre dans la pièce, et fait du bruit. Il a l'air de galérer comme pas possible, la lumière est encore éteinte, et il se met à crier. C'est quoi son problème ? Il fait un cauchemar ? Dans ma chambre, sur mon parquet ?

Je m'approche pour me mettre dans l'encadrement de la porte et, lentement, j'active l'interrupteur pour allumer la lumière, qui dévoile ma chambre, toujours autant envahie par les plantes. Et lui, par terre, lamentablement étalé. Je m'approche et l'attrape par le bras pour le soulever. "Je peux savoir ce que tu fous là, comme ça ?"

J’dois avoir l’air vachement intelligent, assis par terre comme un connard, à me masser le bout du pied en insultant les morts de celui qui a décidé de créer une porte aussi solide. Sérieux quoi, vivement l’invention des portes en mousse dans lesquelles on peut foutre des coups sans renoncer à une partie importante de soi. Non parce que les orteils, c’est genre vital, j’sais pas comment font les mecs qui perdent les leurs suite à des engelures ou d’autres raisons vachement plus trash, mais ça donne pas envie, j’les plains.

J’sursaute violemment quand une lumière éclatante inonde soudain la pièce. Putain, heureusement que j’suis pas croyant, sinon j’aurais clairement pu penser que Dieu en personne venait s’pencher sur mon cas. Heureusement, c’est seulement Violeta, laquelle n’était visiblement pas en train de pioncer. « Putain tu m’as fait peur » que j’lui lâche comme si mon sursaut involontaire n’était pas une information suffisante. J’hausse les sourcils devant son commentaire après l’avoir laissée me relever, et j’opte pour la crânerie plutôt que d’avouer ma connerie.

« Bah rien j’faisais mes étirements, ça s’voit pas ? » Bon et vu la gueule de bois que j’me tape, j’dois être moyennement convaincant, et avoir l’air aussi frais qu’un poisson tiré de l’eau depuis trois semaines. Alors j’tente un sourire, un vrai sourire tout plein de dents, que j’tiens quelques secondes avant que le mal de crâne ne me rattrape, me faisant pousser un juron bien vulgaire juste sous le nez de Violeta.

« A la base j’venais t’voir pour savoir si t’avais pas des trucs contre les maux de tête, y’a un fils de pute qui a trouvé ça marrant d’me réveiller alors que j’rêvais d’une putain d’soirée et maintenant j’suis là à agoniser comme un connard parce que les gens savent pas c’est quoi un horaire raisonnable. » J’secoue légèrement la tête, la bouche entrouverte, pour bien afficher à quel point ce manque d’égard me scandalise, puis j’tourne un peu le visage histoire de jeter un coup d’œil à la chambre de ma coloc. J’l’ai toujours trouvée plus cool que la mienne, avec toutes les plantes qui lui donnent des airs de jungle miniature. Même si certaines sont sûrement plus dangereuses que les pires armes de Decay.

« Oh d’ailleurs, y’a un truc pas net sur ton mur, un truc m’a mordu quand j’ai cherché la lumière, j’en suis sûr ! » j’avance en inspectant le mur en question, décidé à trouver le coupable. Là encore, j’vois rien d’autre que des plantes plus ou moins chelous. Rien qui ait des crocs en tout cas, et j’me sens un peu con d’y avoir cru. « Ouais bon, j’ai ptêtre halluciné, mais quand même. T’as de vraies saloperies là-dedans, imagine j’me prends une épine un jour, et j’meurs ! Qui payerait ma part de loyer hein ? » Certes j’dramatise un peu, jusqu’à ce que mon cerveau embrumé m’rappelle que ce genre de chose peut tout à fait arriver. Ça m’fait vachement moins rire d’un coup, et le coup d’œil que je continue de balancer aux plantes est plutôt méchant. Comme pour les défier d’attenter à ma vie.

« J’ai pas donné à bouffer aux serpents putain ! » en parlant d’plantes, ça m’fait penser à mes bébés à moi. Enfin, mes bébés quand j’me rappelle de leur existence quoi, parce qu’il arrive que j’oublie totalement d’m’en occuper, entre deux soirées. Heureusement qu’ils peuvent passer plusieurs semaines, voire plusieurs mois sans manger pour certaines espèces.

J’me passe une main sur le visage, comme si ce simple geste pouvait me rendre une part de lucidité, et j’sors de la chambre pour me poster sur le pallier, les mains sur les hanches pour reprendre la liste de mes réclamations. « Du coup ouais j’disais, t’avais un truc l’autre fois qu’avait fait partir ma gueule de bois d’un coup, c’était ouf, t’en as encore ? Tu devrais ouvrir un shop et l’appeler les remèdes miraculeux de Violeta. J’suis sûr ça attirerait plein de monde. En vrai j’suis en train d’crever meuf, j’en peux plus là, ça m’tourne tellement la gueule que j’suis à deux doigts d’me gerber dessus. Dis-moi qu’t’as un truc, s’il te plait ? » J’suis tout plein d’espoir, on dirait un chiot qui attend sagement sa friandise, mais j’suis vraiment en galère de ouf.

Au réveil, Mercy n'est jamais convainquant. Mais moi, au réveil, je suis pas franchement la plus fine. Alors je le regarde là, assis d'un air pathétique sur le parquet de ma chambre, jugé par mes plantes - je sais, ce ne sont que des plantes, mais j'ai l'impression qu'elles ont un sacré caractère. Il a pas l'air bien mais bon, encore une fois, le matin, il a jamais vraiment l'air bien. Et pour ce que j'en sais, il y a des tas de gens à Decay qui ont l'air malades en permanence et vivent très bien. J'aimerais bien le maquiller pour qu'il soit plus agréable à regarder, il est tout pâle, un peu gris, là.

"Si tu faisais vraiment des étirements, tu serais peut-être un peu moins rincé le matin, enfin, j'dis ça …" Je sais pas pourquoi je parle à voix basse alors que c'est le milieu de la journée, mais je viens à peine de me réveiller de ma petite sieste, et lui vient tout juste de ramper hors du lit, de ce que j'en vois. Les serpents se sont endormis au soleil, alors quelque part, j'ai l'impression de les réveiller.

" T'inquiètes, j'ai un truc pour le mal de tête." Je commence à réfléchir à quel meuble ouvrir - j'ai pas mal d'endroits pour stocker mes boosters - lorsqu'il se met à accuser mes plantes de l'avoir attaqué. "Non mais, déjà, commences par regarder où tu mets les mains, et en plus tu sais très bien que le proprio a pas voulu que je prenne une carnivore, il dit qu'il autorise pas les animaux !" Une déception que je ressasse tous les jours et qui me colle une boule dans la gorge. Encore une chance que je puisse apprécier la présence des serpents dans notre appartement.

"C'est bon, je leur ai donné à bouffer ce matin. Ils se sont bien gavés, et là ils dorment. Enfin, la plupart." Même depuis tout ce temps, je suis pas toujours très sûre de faire la différence entre ceux qui glandent et ceux qui dorment vraiment. C'est ça que j'aime bien avec les serpents : le mystère. Je hausse les épaules et finis par me mettre à fouiller une des armoires de la chambre à la recherche d'un booster, que je compte mélanger à du simple paracétamol. Un moyen d'attaquer le mal de tête de façon un peu plus radicale, sans pour autant forcer au high. Un paracétamol ++, ou un booster soft, en gros. Comme une boisson énergétique qui soigne le mal de tête.

"Bon, suis moi." J'attrape une petite fiole verte - la première formule de mes boosters, la moins hardcore. Je vais vers la cuisine où je sors une plaquette de paracétamol du placard des médicaments. J'écrase un cachet dans un petit bol avec le dos d'une cuillère avant de verser la moitié de la fiole de booster et je mets le tout dans de l'eau sucrée - pour faire passer le médicament. Je tends alors un verre au contenu vert translucide, comme un sirop de menthe bien dilué.

" Tiens. Bois tout d'un coup, ça t'évitera de gerber. Et prends un coup de flotte après." Que je continue, toujours à voix basse. "Par contre, sans déconner, bois de l'eau quand tu picoles, t'auras moins besoin de boosters comme ça, et t'éviteras de faire la salutation au soleil sur mon plancher."

Mercy est toujours convainquant, toujours, au réveil, en plein sommeil, lorsqu’il parle, lorsqu’il hurle, lorsqu’il s’énerve, lorsqu’il chante sur la douche, ok, peut-être pas lorsqu’il chante sous la douche, mais pour tout le reste…

J’suis à deux doigts d’me prendre la tête entre les mains et d’me balancer d’avant en arrière comme un putain d’gamin. La remarque de Violeta me prend par surprise, fait vachement de mal à mon petit cœur tout mou, mais j’reste stoïque, j’la regarde comme si elle était la personne la plus méchante de l’univers histoire qu’elle culpabilise bien, et j’finis par hausser les épaules, parce que j’manque un peu d’argument pour la contrer, là tout d’suite maintenant.

« On tape pas en dessous d’la ceinture on a dit. » j’lance dans une maigre tentative pour sauver ma fierté. Bon ok, j’ai décidé ça tout seul, mais c’est ma coloc, et une super amie, alors elle peut bien suivre le mouvement. J’attends encore quelques secondes, jusqu’à ce qu’elle illumine ma journée avec sa seconde phrase. Un peu plus et j’me jetterais par terre pour lui embrasser les pieds, mais vu qu’j’tiens pas super bien sur mes jambes et qu’le sol, j’l’ai suffisamment vu pour la journée, j’me contente de lui offrir mon sourire de tombeur suprême, qui est censé faire son effet  même le matin. Pas sur Violeta, si j’en crois la suite, et j’peux que m’renfrogner dans mon coin en revenant observer le mur.

« Peut-être que c’était pas une plante mais un énorme cafard » j’avance avant d’ajouter pour être sympa « T’inquiète, un jour j’vais t’ramener un chien, et si l’autre connard fait chier j’enverrai l’chien l’bouffer. » J’la suis docilement, comme si c’était moi, le chien, en me demandant brièvement si elle va commencer ma journée en m’faisant exploser un truc au nez. L’idée peut faire rire, mais c’est déjà arrivé. Plusieurs fois. Et c’est franchement chiant d’perdre des gens juste parce qu’un dosage a foiré.

Elle m’inspire moyen confiance sa fiole, on dirait un poison tout droit sortir d’Harry Potter, c’vieux truc de 2020. Y’a encore des fans j’suis sûr. Bref, tout ça pour dire que l’coup d’œil que j’lance à la fiole en question est équivalent à ma sympathie pour les plantes de Violeta. « J’aime pas l’vert. » j’râle un coup pour la forme, histoire de l’emmerder un peu parce que si j’étais pas emmerdant, j’serais pas moi-même, et j’m’enfile le contenu du verre sans respirer avant d’me plier en deux en m’retenant de justesse de cracher par terre. A la place j’crache dans l’évier, et c’est presque joli c’filet de salive mêlé d’un vert pâle.

« Eeeeew c’quoi cette merde ? » j’lui demande en m’tournant vers elle. J’sais pas quel gout est censé avoir la mixture mais c’est dégueulasse, en tout cas, moi j’trouve ça dégueulasse puisqu’apparemment faut pas dire « c’est pas bon » mais « moi j’aime pas. » J’renifle un coup dans l’espoir d’faire passer le gout, et j’me resserre un verre que j’m’envoie cul sec – calmez vous c’est que d’l’eau – avant d’pointer un doigt accusateur vers Violeta « La vérité t’essayes d’me tuer, pas d’m’aider ! J’sais pas c’est quoi ta salutation du soleil, mais ça m’intéresse. » j’ajoute quand j’ai fini d’agiter mon doigt devant son nez comme un hystérique. Parce que j’suis pas un hystérique, clairement pas. Et qu’son truc m’intéresse vraiment.

« C’est genre, du yoga ou une connerie du genre ? » j’demande encore avant d’me prendre un troisième verre, toujours d’eau. Au final, c’est la flotte qui va m’faire dégobiller, même pas le machin vert sûrement radioactif qu’elle m’a fait ingurgiter. En tout cas, c’est efficace, j’ai déjà un peu moins mal, et ça m’donne envie d’l’emmerder encore plus. Après tout maintenant qu’on est réveillés, autant exploiter cette journée à fond. « C’quoi tes plans aujourd’hui ? J’ai envie d’me faire un assassin d’la Triade. J’pense ça ferait un bon article, t’en penses quoi ? Tu veux parier sur mes chances de survie ? » J’ai un sourire complètement con agrippé aux lèvres, parce que rien qu’l’idée d’me radiner là-bas avec juste mon culot et mon calepin, ça m’ferai presque bander. Quoi qu’elle en pense, j’irai, mais j’suis jamais contre le fait d’avoir un avis. « Merci en tout cas, ton machin là, ça fait du bien. Et merci pour les serpents. VIOLETA ! Merci d'exister putain !» J'sais même pas pourquoi j'lui ai hurlé le dernier mot au visage, sans doute pour être sûr d'attirer son attention sur ma p'tite déclaration. En vrai, cette meuf est géniale, j'pense que sans elle j'serai déjà mort. Et j'dis pas ça juste parce qu'elle m'a - encore - sorti d'la merde.

Ca fait longtemps que j'ai fait la paix avec l'idée que je comprends rien à Mercy. Mais je crois qu'il ne me comprend pas tellement non plus, il a tout le temps l'air de phaser quand je parle. Du coup, ça ne me gêne pas tellement, je parle, il parle, on s'écoute plus ou moins, mais pas toujours, et c'est réglé. Au final, quand il y a vraiment besoin, il est là et fait ce qu'il faut. Ou alors c'est parce que j'ai pas si souvent besoin de lui et qu'on se débrouille quand même pas mal.

" Cette merde c'est ce que tu m'as demandé !" Je lui lance, pleine d'entrain. " Promis ça marche bien !" J'aime bien voir les gens sceptiques devant mes boosters, ou quoi que ce soit d'autre que je leur vends ou offre. Parce que leur surprise quand ça marche bien est d'autant plus jouissive. Et s'ils partent perdants, il ne risque pas d'y avoir d'effet placebo. Moi, j'aime les résultats concrets.

"Ouais, c'est du yoga. Tu devrais en faire." Que je lui lâche. J'ai un peu du mal à être régulière, mais quand j'en fais, j'ai un peu moins l'impression d'être engoncée dans du plâtre, une fois sortie du lit. Ca m'évite aussi de trop taper dans mes propres boosters. Oh ! Le yoga sous boosters. Pourquoi j'y ai jamais pensé ? Encore un truc à tester. Je sors le mini-dictaphone de ma poche, il est intégré dans un stylo, celui que j'utilise pour faire mes croquis à l'atelier. "Tester le yoga sous booster. Peut-être une nouvelle recette pour la méditation ?" La méditation, par contre, c'est pas mon truc. On est supposés se vider l'esprit, je fais comment, moi, pour bosser, si j'ai l'esprit vide ?

Alors qu'il me bombarde de questions, je vais me préparer un thé dans la cuisine - dans un autre verre, évidemment. J'ai mon mug personnel, ou plutôt toute une collection, plus ou moins acquise légalement. Déjà, je racle les mugs de tous ceux qui meurent dans le gang, et j'ai fini par remplir le placard comme ça. Je fais chauffer l'eau et sors une boîte de thé vert au citron que rince avec une bonne dose de miel et d'épices pour relever le tout. J'aime que mon thé pique un peu. "Mes plans ? Heu, je sais pas trop. Je pense que je vais rester ici et préparer des trucs à bouffer pour la semaine, j'vais essayer de poser ma candidature pour bosser sur le code de DeathSquad aussi." Pas de raisons qu'il ne vendent que des armes, et si je pouvais me faire approuver pour vendre des boosters dessus, ou proposer d'autres trucs ? "Fais gaffe avec la Triade, il paraît qu'ils sont pas super stables, et depuis tu sais … l'incident, sur les Docks …" Je jette un coup d'oeil aux serpents, songeant à ce qu'ils auraient pu être plus nombreux si notre nouvel arrivage ne s'était pas barré dans les hangars des Docks. "On sait ja-" Et le voilà qui se met à hurler.

" Putain tu parles fort, le booster a marché, c'est ça ?" J'ai le sourire jusqu'aux oreilles. Même dilué, c'est une vraie petite bombe, ce truc. "Tu penses que je devrais en mettre dans le curry ? J'vais faire du curry aujourd'hui, plein de p'tites boîtes, j'ai chopé des gros pots d'épices sur les Docks, contre trois boosters, c'était une p'tite nana, elle avait pas l'air super en forme."

J’ai encore le gout chelou de sa mixture dans la gorge quand elle m’assure que ça fonctionne, et j’peux pas m’empêcher de plisser un peu le nez, comme si elle tentait de me convaincre de l’existence des aliens plutôt que de l’efficacité de son breuvage. Les élancements se calment un peu plus dans mon crâne, mais j’sais pas si c’est dû à Violeta et à ses magouilles ou au fait que j’suis plus ou moins focalisé sur la conversation. Parce que les conversations c’est magique, suffit d’un peu de concentration, et tous les maux disparaissent. Un bon conseil à filer si un jour vous tombez sur quelqu’un d’amocher. Parlez lui, attirez son attention ! Et si ça fonctionne pas… courez.

« Faire du yoga ? » J’répète machinalement d’un ton complètement désintéressé. L’idée m’a déjà traversé la tête, et j’ai maté un peu sur internet. Merci mais non merci, comme on dit dans ces cas-là, j’suis sûr que j’serais capable de m’blesser. J’penche la tête en observant Violeta, et j’me dis que si j’l’adore et que j’donnerais parfois ma vie pour elle – très rarement hein faut pas déconner, j’ai qu’une vie et j’y tiens plus ou moins – y’a d’autres moments où j’l’échangerais bien contre une planche de skate. Ou un sac de weed. Un truc plus utile qu’une meuf qui parle à une application quoi. Enfin, heureusement qu’elle est mignonne. Même si on couche pas ensemble ni rien, ça fait au moins un chouette truc à mater au réveil. Des fois j’suis vraiment un sac à foutre.

J’me colle le cul sur le comptoir et j’l’observe l’air de rien, tout en lui attribuant une note mentale comme j’aime bien faire avec les meufs que j’me tape. Violeta mérite au moins un 8,5/10, qui redescend à 7 quand elle ouvre la bouche. Forcément, quand elle part dans ses trucs, c’est chaud d’penser à la baise. J’la vois attraper son mug, et j’me fais la réflexion qu’notre placard de cuisine est comme un mini cimetière. Tous ces mugs de personnes mortes. Ça pourrait m’rendre hyper triste si ça m’faisait pas salement marrer.  

« Tu sais, si j’meurs et qu’tu piques mon mug, j’reviendrai te hanter. » j’lui lâche avec un grand sourire avant qu’son conseil m’fasse plisser les yeux. C’est vrai, y’a eu cette merde avec les serpents. Heureusement, on s’est bouffé aucune retombée. Pas pour le moment, en tout cas, et c’est déjà pas mal vu que comme elle vient d’le souligner, la Triade a pas pour habitude de traiter les menaces à la légère. Certes, on les a pas vraiment menacés,  mais quand même, sont pas super sympas mes reptiles, et plusieurs d’entre eux ont plus de morts au comptoir que j’ai d’calbut dans mon tiroir. Et j’en ai beaucoup. Y’a aussi eu l’explosion qui a fait pas mal de remue-ménage, mais ça m’a même pas effleuré.

« Au pire… » j’commence une phrase que j’termine pas, la remarque de Violeta m’coupant net. De quoi j’parle fort, quand, quoi, maintenant ? Hein ?! J’la dévisage sans comprendre, parce que j’ai pas l’impression d’gueuler pourtant. Ou peut-être que son booster m’a rendu sourd en même temps ? Merde. J’me plaque les paumes sur les oreilles, et j’recommence en faisant attention cette fois à contrôler mon propre volume sonore. « Et là, c’est bon ? Si t’en mets dans l’curry, j’y touche pas même si j’crève la dalle, regarde, j’me rends déjà pas compte de c’que je fais là, alors si j’en bouffe encore ça sera quoi la prochaine ? J’vais m’faire tout l’appart en sautillant sur place ? Elle ressemblait à quoi la meuf ? J’ai envie d’sauver des gens en c’moment, j’me sens super altruiste, si elle avait pas l’air en forme, peut-être que j’peux l’aider. Puis l’adopter. Puis la ramener à la maison. Hein dis ? Ce serait grave cool ! »

Bon là j’me doute bien qu’elle va m’envoyer chier, moi et mes demandes pourries, mais c’est pas grave, qui n’tente rien n’a rien, et pour l’heure, on a pas encore de chien alors merde quoi, un p’tit humain de compagnie, moi ça m’botte bien !

Le volume retrouve une échelle plus humaine et Mercy se met à lâcher son deuxième monologue du matin. Il bave quand même beaucoup quand il est perché. Et passe d'un sujet à l'autre sans transition. C'est peut-être un peu malhonnête de le lui reprocher, il paraît que je fais souvent la meme chose.

"Eeeeh, si j'mets ça dans le curry tu t'en rendras pas compte, t'auras juste l'impression qu'il est un peu plus piquant que d'habitude !" Une idée à creuser pour tester les boosters, je la garde dans un coin de ma tête. Ce sera peut-être un peu moins flagrant que les verser dans les boissons des gens au bar. Ils ont fini par se méfier, au Space Station. "Ca va, t'as déjà pris des trucs comme ça plein de fois, t'as jamais escaladé les murs." Je commence déjà à fouiller dans le frigo pour sortir les légumes à curry, puis me mets à fouiller dans les placards. "J'sais plus à quoi elle ressemblait, j'ai juste vachement regardé ses mains et sa tenue … euh non, pos .. posture, ouais. Elle tenait pas droit. Elle avait des grosses cernes aussi, je crois. Brune ? J'crois."

J'ai un peu du mal à me souvenir du visage d'une inconnue vendeuse d'épices. En même temps, à bien y penser, je pense pas qu'elle se souvienne de moi, surtout si elle prend du booster.

La proposition de Mercy finit par être au clair dans ma tête, et je réalise à quel point c'est compliqué. "Mais attends, heu …" C'est vraiment, vraiment con. Mais je me retourne et croise les bras. "Attends. On peut pas adopter une nana. Elle rentrerait pas dans le terrarium." D'autres questions me viennent en tête. "Pourquoi tu veux foutre une femme dans un terrarium ?" Mon regard se pose sur lui et je plisse les yeux. C'est pas très clair cette histoire. "En plus, elle était petite, mais c'était une adulte quand même, ça prend de la place."

Je baisse les yeux sur les oignons dans la corbeille devant moi. "Ah ! Les voilà !" J'en attrape cinq, bien gros, et les dispose sur le plan de travail donnant sur le salon. Je réunis tout mon petit matériel, commence à éplucher et découper le tout. "Tu veux pas qu'on prenne un chien ou un chat à la place ? On en croise plein dans le quartier, on peut p'tet en ramasser un ? Faut juste que tu négocies avec le proprio. J'crois qu'il t'aime bien, non ? Il t'avait pas fait un câlin une fois ?" J'ai du mal à comprendre son langage corporel, à lui. Le reste de son langage non plus, j'le comprends pas. Il parle bizarre, il mâche ses mots, j'ai l'impression de pas savoir parler anglais quand il est là. C'est mieux que Mercy négocie. "De toute façon, il comprend rien quand je parle et tu négocies mieux que moi. Tiens, j'pourrais lui donner du curry pour qu'il mange un coup d'abord ?"

Je réfléchis puissamment à cette idée en continuant de découper mes oignons. Ils sont bien murs, et je me retrouve rapidement les larmes aux yeux. J'ai oublié de mettre mes lunettes de piscines, et me voilà les phares rougis. Je lutte, je lutte, mais au troisième oignon attaqué, je lève le visage vers Mercy. "Eeeeh !" Bon sang que ça pique, sans déconner ! " Tu peux me filer un mouchoir ?" SNIRFL. "Et mes lunettes de natation sur la table derrière, j'ai oublié de les ranger l'autre soir." L'autre soir, quand j'ai essayé de faire de l'apnée dans une bassine pour tester mes résistances respiratoires sous booster ? Ouais, ce soir là. "Aide moiiii !"

« Teste-les sur moi bébé » j’lui lâche le plus sérieusement du monde. J’essaye de faire genre j’suis l’homme de la situation, même si j’doute d’être très convaincant dans c’rôle. C’est vrai, au final, j’rattrape mes propres conneries sans trop de mal, et c’est déjà pas mal. Sous booster, et en tant qu’cobaye en plus, j’suis pas trop certain du résultat. Ils sont corsés ses trucs à Violeta. Même si comme elle le dit, j’ai jamais escaladé les murs, bon, on va dire qu’l’idée m’a déjà traversé, mais ça j’risque pas d’lui confier !

Elle me répond, et c’est clairement pas la réponse que j’attendais. J’voulais de l’engouement, de l’enthousiasme, peut-être, ou au moins un quelconque intérêt, plutôt que ce non qui sonne bien définitif à mes oreilles. Elle m’expose ses arguments, et j’peux pas m’empêcher de secouer la tête de gauche à droite, mécaniquement, en trouvant des parades à chaque raison qu’elle avance. « Oui mais… » « Ah je pensais que… » « Non mais… » Finalement, je me tais, et je la contemple un moment avec un vrai regard de chien battu. Des fois, ça fonctionne. Pas cette fois apparemment, puisque ma chère coloc’ est déjà partie s’occuper de ses oignons. Genre, littéralement. Je l’observe se démener avec, me demandant si elle va chialer toutes les larmes de son corps ou si elle connait l’astuce pour éviter ça.

« Justement, j’pensais t’offrir un clébard pour ton anniversaire, là, la nana, ce serait plutôt un cadeau de moi à moi-même, j’suis sûr que j’trouverais de quoi la caler dans un coin de ma chambre. Si j’la drogue suffisamment, elle restera tranquille. Les esclaves des russes sont trop cher pour moi. » J’renifle, un peu dépité par ce constat, parce que j’suis allé m’informer et que j’ai clairement pas une telle somme à claquer pour une esclave qui s’contentera sûrement de me regarder dans le blanc des yeux non-stop. « Non il m’a pas fait de câlin, il s’est cassé la gueule au moment où j’passais et mes épaules l’ont plus ou moins rattrapé. »

J’me masse la nuque en me rappelant de la scène, et du hurlement strident et vachement pas viril qui m’avait échappé à c’moment-là. Sale histoire. J’l’observe toujours avec attention, et j’étire un sourire quand j’vois les larmes commencer à lui mouiller les joues. « Ouais, le curry c’est pas con. » J’ai déjà oublié ce qu’elle comptait en faire et pourquoi elle voulait lui en faire manger, mais c’est pas vraiment un problème vu que de toute façon, Violeta et moi, on se capte réellement une fois tous les mois. C’est fou de passer autant de temps avec une personne sans jamais réussir à la comprendre. Mais c’est pas franchement grave non plus. J’aime sa compagnie, et c’est tout c’qui m’importe vraiment.

« C’est malin. » j’commente avant de me retourner pour partir à la recherches des lunettes demandées. J’lui ramène, et j’les lui agite sous le nez avec un air un peu perplexe suite à sa dernière précision

« Pourquoi tu fais des trucs pareils ? Tu vois, avoir une troisième personne à la maison serait pas de trop, tu pourrais tester tes trucs dessus quand ça te chante, et tu pourrais lui faire couper les oignons aussi, accessoirement. Moi j’pense vraiment qu’il faut y réfléchir. J’vais aller faire un tour là où tu l’as croisée pour voir si j’peux pas la retrouver. Et si j’la retrouve, j’la ramène ! J’la foutrai pas dans un vivarium, j’lui aménagerai un coin dans ma chambre, c’est pas un souci ça. Et j’te promets d’gérer sa bouffe et ses besoins ! Deal ? » que j’demande avec un nouveau sourire, vachement content d’mon idée.

J'ai vraiment du mal à comprendre pourquoi il insiste à ce point pour adopter une meuf au pif, comme ça. Des serpents, c'est une chose. Ils en demandent pas beaucoup, même moi je peux m'en occuper. On les nourrit, on les fait pas chier, globalement, ça se passe bien, sauf quand ils arrivent à sortir du terrarium. Et encore, quand on en croise un dans l'appartement, c'est plus une surprise amusante qu'une vraie source d'angoisse. On les nourrit peut-être trop pour qu'ils soient vraiment menaçants. Mais une nana, humaine ? Si le proprio est pas chaud pour les chiens ou les chats, je doute qu'il accepte une nana.

Je prends les lunettes de natation que Mercy finit par me tendre et les enfile. Ca me donne pas vraiment l'air malin, et ça tire sur la peau de mon visage pour me donner un air un peu énervé, mais je pense pas qu'il m'en tienne rigueur. Je sais pas s'il est vraiment en état de me tenir rigueur de quoi que ce soit, de toute façon. C'est p'tet pour ça qu'on s'engueule jamais vraiment. On communique toujours dans les moments où on est le moins en état de parler clairement.

" T'as la bouche pâteuse ? J'comprends pas tout." Que je lui lance avant de me remettre à mes oignons. J'en coupe un peu, et sens quand même la différence. "C'est quand même dingue qu'un simple légume fasse chialer à ce point. Un légume super bon en plus. Pourquoi c'est pas genre, les blettes, qui font pleurer ? Tout le monde s'en fout des blettes." Et puis je repense au fait que, quand même, il a l'air de vraiment tenir à son idée. J'ai du mal à expliquer pourquoi je trouve ça vraiment foireux, tellement c'est instinctif. J'ai pas d'argument contre, précisément, parce que tout semble idiot, mais c'est justement ça qui rend l'idée difficile à réfuter.

Et puis je repense à la raison pour laquelle je cuisine. "Non mais attends, si déjà le proprio est pas chaud pour un chien alors que ça compte pas sur le bail parce qu'un chien ça peut pas signer, il va pas laisser passer genre … Un humain. Je sais pas si j'arriverais à faire assez de curry pour faire passer un truc comme ça."

Et c'est après, bien après, alors que je termine de découper mon dernier oignon et que j'attaque les chilis rouges, qu'un truc super pertinent vient enfin taper à la porte de mon cerveau. "Mais attends. La meuf elle était mariée et tout j'crois. Enfin, mariée je sais pas, elle avait un gars avec elle. On peut pas ramener les deux, il sera pas d'accord, le gars, de toute façon." Je commence à découper le chilli, puis je relève la tête pour jeter un oeil à Mercy à travers le plastique teinté de bleu. Elles sont tellement vieilles et abîmées que les deux capots ressemblent à des capuchons de bouteilles de lait. "On peut prendre un très gros chien si tu veux. Et on lui apprend à marcher sur les pattes arrières et si on l'habille ça fait presque comme un humain ! Jpeux même essayer de faire comme dans le vieux dessin animé là, où les chiens ils ont un genre de collier qui les fait parler." Cette idée me plaît bien plus qu'avoir un vrai être humain à la maison. "Ce serait pas trop marrant de discuter avec un chien ?"