Sévices d'un service tardif (Vidar)

Dix neuf heures. Après un après-midi passé à travailler au bar, Mei Lin eut enfin le droit à sa pause, un petit créneau d'une heure pendant lequel elle s'assit simplement au comptoir, s'y accouda et observa les clients aller et venir. À vrai dire, elle ne profitait que très rarement de ses pauses. Si elle restait ici, c'était pour pouvoir proposer son aide en cas d'affluence massive de clients plus que pour profiter de quelques verres en compagnie de ses collègues, même si cette dernière activité n'était jamais écartée lorsqu'on lui proposait. En l'attente d'une quelconque invitation, ou tout simplement de la fin de sa pause, la chinoise se complaisait à observer les quelques personnes présentes à l'intérieur et espérait que l'une d'entre elles se mette à déranger les autres clients. Faire la médiatrice était son activité favorite ; elle débarquait, avec un large sourire angélique faisant fuir les habitués de ce qui suivait, et écrasait la tête de l'élément récalcitrant sur un verre, un plateau ou n'importe quel autre ustensile à portée de main, en espérant secrètement qu'il s'agisse d'un couteau. Ce comportement impulsif caché derrière des airs sereins et innocents lui avaient valu bon nombre de surnoms au cours de sa carrière, qu'ils soient glorifiants ou terrifiants. Mais cela l'importait peu ; tant que les idiots ne récidivaient pas, la direction restait satisfaite. Le Rong Yuan était certes un refuge pour la Triade et un lieu de commerce pour tous, il n'en restait pas moins un bar avec des règles. Quiconque ne les respectait pas serait voué à avoir des ennuis.

Malheureusement, ce début de soirée se révélait être plutôt calme, au grand désarroi de l'albinos qui afficha une moue attristée. Ses deux perles de sang se perdirent dans l'alcool brun qui remplissait son verre à moitié, l'observant dans le plus religieux des silences. Les minutes passèrent ainsi, toujours sans que le moindre conflit n'éclate. Il y avait des soirées comme ça, totalement chiantes et inintéressantes aux yeux de la serveuse qui, dans de telles conditions, ne pouvait qu'espérer décrocher un contrat d'assassinat pour la tirer de cette ambiance beaucoup trop amicale. Mais ce soir, rien ne la sauva. Un long soupir finit par trahir son ennui qu'elle noya dans une grande gorgée de whisky. Ses doigts enserrèrent le verre avec force, mais pas assez pour le briser ou même le fêler. Mei Lin se retenait, bien que l'envie de fracasser le récipient ne lui manquait guère.

Soudain, ses yeux roulèrent dans leurs orbites pour se poser sur le barman venu prendre la relève à la place de son collègue venant de s'échapper à l'instant. Un simple constat fut établi : elle ne le connaissait pas. Peut-être avait-elle déjà vu sa tête, de loin, lors de quelques services chargés, mais rien de plus. Lui avait-elle au moins parlé un jour ? Le doute subsistait. Curieuse, elle l'observa d'abord en silence, cherchant sans doute à déterminer quel genre de personne il était au travers de sa gestuelle. Le processus ne fut pas bien concluant. Alors opta-t-elle pour une approche bien plus directe, attendant qu'aucun client ne soit en train de demander quoi que ce soit pour lui poser une question.

« Va-t-on me sermonner si je lance une bouteille à la tête d'un client et que j'en accuse un autre ? »

Pas de salutation, pas de présentation, rien. Juste une demoiselle d'apparence innocente, à la voix fluette et au ton enjoué, qui posait une question des plus incongrues à un type avec qui elle parlait pour la première fois. Du Mei Lin tout craché.