Chat gris, Nuit blanche ["Mad" Ness']

Un jour d'avant l'ouragan.

Comme chaque soir après avoir terminé sa journée, Kanon perdait ses heures sombres dans les rues de Kabukicho. Le quartier était encore en pleine agitation, les gens rentraient chez eux, parfois leur dîner refroidissait sous leur bras, d'autres dont la hâte pressait le pas ne pensaient plus qu'à retrouver leurs domiciles et le précieux cocon qu'il leur offrait : films, jeux vidéos, musiques, loisirs en tout genre, plats réchauffés ou préparés... Tout pour oublier leurs responsabilités et la journée qu'ils venaient de passer pour gratter ce qu'ils espéraient de liberté jusqu'au petit jour des plus désespérés. D'autres encore dépensaient leurs ultimes ressources dans des jeux à boire en compagnie d'un boss heureux de voir son équipe s'affronter de cette manière et évaluer le contrôle qu'il pourrait avoir sur elle. À moins que ce ne soit qu'une simple soirée entre potes, poussés au vice par un tenancier ami d'ami se frottant les mains. Kanon se rappelait avoir trouvé cela ridicule, un jour trop lointain pour qu'elle s'en souvienne réellement.

Aujourd'hui,  à force d'insomnies répétées, elle avait appris à profiter de la relative quiétude du quartier. Elle aimait remplir un thermos à peine arrivée chez elle et repartir le boire dans la rue, le regard perdu face à ce qu'elle aurait trouvé beau vidé de toute présence humaine. Au cœur de la nuit, l'ambiance hypnotique de Kabukicho se paraît d'une autre atmosphère. La ville silencieuse était alors comme un repère de fantômes, le témoignage muet et évident des vies passées qui exposait tous ses secrets à qui savait voir. Généralement il s'agissait de nature cachée sous le bitume uniforme : dissimulé dans un coin sombre, un tag plein de couleurs, un cadenas liant aux fers deux destins sur un grillage, la douce rumeur d'un instrument lointain, des chants énergiques et parfois des choses plus sombres, plus à trait à Decay : un condom usagé en bordure de jardin, des traces de sang, c'était encore le moins obscur. La nature humaine capable de beauté autant qu'elle était capable d'horreur n'avait pas fini de la fasciner.

Le temps s'écoula en café. Le thermos devint clepsydre. Chaque glou était un instant consommé.

Kanon avait pris l'habitude de marcher jusqu'à ce que le sommeil lui vienne, jusqu'à ce qu'elle se trouve fatiguée, jusqu'à ce que Tsukuyomi veuille bien étendre ses bras vers elle, misérable enfant dépossédée de son cycle ainsi que de sa nature. Mais cette nuit-là comme beaucoup d'autres, le thermos eut une capacité insuffisante, la grâce divine ne vint pas. Elle se trouva en rade mais pleine d'énergie. Trop pour rentrer sans doute, alors ses pas la guidèrent jusqu'au Bar. On aurait dit un de ces vieux bar de film américains, banal, à peine éclairé, peut-être exotique par ici. Portée par l'odeur de vieux tabac mouillé, elle porta à sa bouche son fidèle kiseru qu'elle bourra de tabac et qu'elle alluma.

D'un signe, Kanon arrêta la main du barman qui allait lui servir son alcool le plus fort pour demander un simple café.