Au nom du père - Daddy

Une lueur rouge éclaire à peine la pièce de l'ancienne station de métro, la fille n’a jamais eu besoin de beaucoup de luminosité pour faire son oeuvre, c’est même le contraire. On dirait que le manteau des ténèbres est son style favori. Peu importe l’heure ou le jour, les dates et les horaires sont des données superficielles pour elle. Elle dort quand son corps fatigue, se lève quand elle en éprouve le besoin, s’occuper jusqu’à recommencer le cycle.  En ce moment,  elle s’impatiente du temps que met le corps qu’elle a suspendu à se vider de son sang dans son récipient de cuisine. Ce n’est pas le dîner du jour qu’elle prépare, mais un met des jours suivants. Il ne sera sûrement même pas le sien, mais elle s’applique à l’idée de penser qu’il pourra être ramené à Père.

Dans la même salle, ses aînés ont plus de vocabulaire qu’elle, ils aiment échanger des mots entres eux. Parfois, Quetz’ ne les reconnaît pas toujours tous, mais elle devine leur sens et suit plus ou moins les grandes lignes de leurs conversations. Sans participer. Avant cette vie, ils vivaient à la surface et c’est quand ils parlent de ça que ses poils se dressent, autant que son intérêt se fixe. Comme aujourd’hui.

Ils pestent après ces “asiat”, la gamine met longtemps à comprendre que c’est un terme pour désigner ceux du haut et toute l’importance du moment vient quand ils lui livrent une occasion qu’elle guette à chaque instant. Il semblerait que le Roi-père cherche des volontaires pour une mission. La surface et tout ce qui s’en approche l'effraie au plus haut point, l’horrifie au point qu’elle n’aime même entendre les autres en parler… mais elle veut que Père sache qu’elle existe. Sa mère avait beau lui dire qu’il aimait tous ses enfants, son coeur doute.

Les instincts priment sur son manque d'éducation, l’affection a une signification et une résonance différente que dans le monde civilisé. L’attention d’une tâche confiée est la seule marque de cette dernière ici. L’ignorance est la pire des punitions. Malgré la chance de son rôle, la fille manque-t-elle d’attention ? Ou veut-elle qu’elle soit plus particulière ?

Est-ce que déjà elle comprend réellement ces choses-là ?

Quoi qu’il en soit, elle se traîne en vitesse à travers le labyrinthe de tunnels souterrains qu’elle connait par coeur. Se hisse jusqu’au vieil homme aveugle à pas de chat. Sa vision fanatique de lui est telle, qu’elle s’imagine que ses pratiques de prédateurs n’ont pas d’importance, il est évident qu’elle ne peut pas le surprendre. Comme un félin mi-sauvage, mi-apprivoisé, elle bondit presque à sa droite, n’ose pas frôler cet être, mais se rapproche autant que faire se peut.

“ Moi… je peux. Je veux pour eux du haut. “

Sa succession de mots a quelques choses d’énigmatiques. Mais cette enfant est née ici, il relève presque du miracle qu’elle sache communiquer, sa mère l'a élevé de façon peu conventionnelle, plus comme un animal sauvage, que la chair de sa chair. La subtilité des échanges sociaux lui échappe, elle reste sur les faits et les désirs en tirant sur la manche de son père pour le presser de répondre. L’impatience est palpable, qu’il lui confit ou la jette n’a pas d’importance et n’en aura jamais. Elle n’a d’yeux que pour celui dont le quotidien n’est fait que de ténèbres, ne lui présente pas un nom, pense comme une évidence qu’il la reconnaîtra, puis dans tous les cas, celui qu’elle porte relève plus de sa fonction que d’une identité propre.

Elle ne demande qu’à être encore l’outil de cette sombre société.

Obscurité. Ténèbres. Murmures. Qu’est-ce qui l’avait d’abord rendu réellement fou ? L’absence de cette lumière qu’il connaissait pourtant jusque-là ? Les tunnels qui n’en finissaient jamais ? Les Autres et ce qu’ils disaient constamment ? S’entendre ? Était-il seulement réellement fou ou personne n’arrivait véritablement à comprendre la profondeur de son esprit ? Figure emblématique et, surtout, symbolique, Andreï était souvent l’ombre de lui-même. Un Roi perdu dans ses propres pensées. Un Père qui avait bien trop d’enfants pour se souvenir de chacun. Un monde à gouverner. A comprendre. Une vision où ils viendraient à tous les conquérir. Car aucun homme n’était destiné à vivre éternellement dans le noir. Sauf peut-être les imbéciles. Mais ils venaient tous à périr. Car en ces lieux les plus sombres, seuls les plus forts et les plus intelligents avaient pu survivre jusqu’à maintenant.

Ce qui faisait dorénavant de ses Enfants des créatures supérieures.

Jusqu’à maintenant, peu connaissaient l’étendue de l’Underground. Livia Lombardi, il y a cinq ans de cela, avait d’abord scellé d’une alliance le secret de leur présence en ces lieux. Mais depuis plusieurs mois, les Gangs d’en Haut s’agitaient de plus en plus. Jusqu’à la venue d’un nouveau conquérant. Le petit Prince, Serpent davantage que Dragon, était venu en paix en apportant la guerre et ses armes. Traitant l’Egout comme un dépotoir mais aussi un circuit secondaire, il n’était pas tant venu pour s’allier que créer un véritable conflit. Aussi, alors qu’une partie de Kabukicho se scellait suite aux agissements de Dragon qui voulait empêcher la gangrène de se répandre, le vieil homme, de son ricanement, n’en avait pas fini avec lui. Et eux. Car il y avait eu insulte et affront.

Il ne se laisserait pas faire. Pas de son vivant.

Les murmures disaient alors vrais sur son esprit. Le vieil homme préparait quelque chose. Vicieusement. Dans les ténèbres de ses oculaires absentes, il savait ce qu’il devrait faire pour mettre à genoux Kabukicho et les Yakuzas. Qu’ils comprennent. Que l’un d’eux s’attaque à lui. Aussi, sa tête se tournait soudainement vers cette voix qu’il ne connaissait pas. Plus proche que les autres. Inconnue. Et pourtant, elle lui murmurait des mots qu’il aimait entendre. Quelqu’un qui avait compris ce qu’il voulait. Avait-il dit tout haut ce qu’il pensait tout bas ? Ou avait-il pensé tout haut ce qu’il murmurait tout bas ? Qu’importe. Car dans sa folie, quelqu’un l’avait entendu.

Laissant son rire se faire entendre, sa main osseuse se posait sur l’avant-bras de l’être qui s’était ainsi approché de lui. Qui était-ce ? Peu lui importait. Une viande de plus. Un autre de ses Enfants bien-aimé. Une arme. Un jouet. Un moyen subtil d’atteindre les Yakuzas. Passant sa langue entre ses dents, il riait un peu plus. « Bien, bien, bien, mon Enfant. Je t’entends. » Glissant légèrement sur l’avant-bras, il ne connaissait pas cette peau. Haussant légèrement les épaules, il s’en fichait. Peu importe qui était-ce, tant que le travail était réalisé. Puis s’appuyant sur ce corps inconnu, il lui parlait encore. « Aide-moi à me lever, s’il te plaît. » Et dans un murmure, il prolongeait. « Qu’as-tu entendu exactement ? », ricanait-il de son propre plan. Était-il le seul à le connaître ou l’avait-il déjà soufflé à d’autres de ses Enfants sans même s’en rendre compte ? Ou sans s’en souvenir ? …

Plongé dans l’esprit de sa propre folie, le cruel Maître des égouts n’était qu’une ombre faite des murmures de centaines des siens. Le dernier de la première génération. Le premier d’une nouvelle génération. Plus fort. Plus intelligent. Car il avait survécu jusqu’à maintenant.

Le contraste est affligeant. La gamine l’observe autant que cela est possible, tandis qu’elle ne se concentre sur ce touché attendu depuis si longtemps. Elle y prête tant d’intérêt, tant d’attention, qu’elle ne peut plus rater la différence. Celle de cette main rachitique qui tâte son bras musclé, elle imagine très bien que le reste de son corps puisse être aussi sec. Il rit encore sous l’effet des mots qu’elle lui a prononcés et cet acte lui rappelle que l’esprit de cet homme est aussi, voire plus dangereux que son corps. C’est la base de ce qu’on lui a enseigné et rabâcher ici, être seulement fort n’a rien d’exceptionnel ou utile. Il faut être malin à défaut d’avoir une bonne intelligence...  Ou d’une fidélité aveugle envers le Roi-père, être prêt à tout,  comme elle.

Ses doigts de poulet parcouraient la peau de sa jeune enfant, elle espérait naïvement que c’était sa façon de la remercier pour son initiative. Pourtant sa mère s’était tuée à lui dire à quel point c’était dangereux d’en avoir par ici. Mais quand elle se rappelle de comment cette dernière avait fini, la fille se dit qu’elle n'a jamais été de bons conseils.  Aussi elle aide le vieil homme usé à se relever, comme il l'a demandé.  

Dans un murmure presque fantomatique, il lui pose une question et ce n’est pas tellement le contenu, mais le fait de n’être tous les deux qui tambourine dans sa tête de façon assourdissante. Elle étire alors un sourire de toutes dents dont il ne pourra pas profiter, mais le ricanement qu’elle émet est très semblable à celui de son géniteur au final. Ainsi, elle s’étire vers l’oreille du père, utilise la même intonation que lui pour lui répondre, comme si c’était un secret qui ne devait pas être entendu.

“ J’ai entendu mes frères… ricaner, grogner entre eux. Ils disent que ceux d’en haut aux yeux bridés ont irrités Père. “ Elle ne sait même pas ce que veut dire des “yeux bridés”, elle ne fait que répétait l’expression capturer des échanges de ses aînés. “ Ils murmurent que Père va les punir. “ Mais aucun d’eux ne veut être de la partie. Tout le monde à peur de la surface ici, ou presque. Comme elle. Mais l’amour de son père vaut toutes les folies n’est-ce pas ? “ Ils demandent qui va faire ça… le Roi-père ne va pas se déplaçait pour ça… “ Elle profite de l’occasion pour capturer ses cheveux blancs, tester leur texture, est-ce qu’elle est identique à la sienne ? Difficile à dire. “ Ils n’ont pas dit quoi faire… mais toi tu sais, tu me diras. “ Elle ricane, dans une imitation parfaite de son père adulé… “ Et je fais pour toi tout ce qu’il faut…”

Cela sonne comme une évidence, elle ne peut pas le décevoir, pas après toute cette attente.