Red Flag | Luce

C’est au moins la troisième fois qu’il se perd, la cinquième fois qu’il s’embrouille avec un passant et manque en venir aux mains, et la septième fois qu’il demande son chemin à des randoms sans se rappeler des informations qu’on lui donne. Chienne de vie, songe-t-il en cherchant désespérément une indication, ou n’importe quel indice qui peut le mettre sur la bonne voie. Il a trop forcé sur la vodka, et s’il marche encore plus ou moins droit, son esprit tangue salement d’une pensée à l’autre.

Chicago ne lui évoque rien d’autre qu’une suite de bâtiments sans rapport les uns avec les autres, un vaste espace dans lequel toute tentative de repérage est forcément vouée à l’échec. Il soupire, s’allume une clope, et porte un regard voilé sur les alentours, avant de repérer enfin l’enseigne qu’il cherche.

« Putain, sérieux ? » râle-t-il en s’approchant du mur de brique qui n’était finalement pas si inaccessible. Un soupir. Une cigarette. Il pénètre dans le salon avec un coup d’œil circonspect aux coiffeurs et coiffeuses qui s’affairent, descend directement au sous-sol où il sait trouver ce qu’il est venu chercher.

L’idée lui est venue comme ça, alors qu’il examinait l’état de ses tatouages dans la glace une fois sorti de la douche. Son corps peine à se remettre de sa dernière altercation. Les mots inscrits sur ses phalanges ne veulent plus dire grand-chose, effacés par les coups et le traitement qu’il leur impose, mais ce ne sont pas ces tatouages-là qu’il a décidé de faire retoucher aujourd’hui, plutôt les drapeaux qui lui ornent les aines.

Les frottements répétés contre les vêtements ont fait leur œuvre, transformant les damiers originaux en figures ternes et peu visibles. Hors de question de les laisser ainsi, donc, et de refiler le taf à un tatoueur merdique. L’encre qui lui couvre la peau est importante, bien trop pour que les motifs soient bâclés, même les moins significatifs d’entre eux. Le Jaked-In-k est connu pour les services qu’il propose, et ses tatoueurs sont réputés talentueux.

Un peu plus tôt, dans la rue, l’un des poivrots qu’il a croisé et auquel il a failli mettre un poing lui a dit de demander un dénommé « Bruce. » Ou « Prusse. » quelque chose dans ce gout-là, bien que le russe alcoolisé ne soit pas certain d’avoir bien compris. Il a gardé l’info cependant, et lorsqu’il s’approche du comptoir sous l’œil méfiant de deux clients qui semblent attendre leur tour, c’est pour exiger d’une voix retentissante en plaquant l’une de ses paumes entourée de bandages sur le bois

« J’veux parler à Bruce ! » Il n’a aucune envie de s’asseoir avec les autres, ni de prendre place dans une quelconque file d’attente. Il a l’habitude d’être obéi, et son état présent ne l’encourage pas franchement à prendre en compte le fait qu’il ne soit pas dans son propre quartier. Portant un regard trouble sur les deux inconnus qui continuent de loucher vers lui avec une forme de curiosité mêlée de crainte, il se cherche une nouvelle cigarette, la fiche entre ses lèvres, et l’allume d’un geste approximatif.

« Ouais, y’a quoi ? » jette-t-il aux deux autres qui se contentent de se tasser légèrement sur leur siège en esquivant son regard. Il n’a pas l’air très stable, en plus de ses fringues déchirées, du couteau de combat qui lui pend contre la hanche droite, et des multiples écorchures et hématomes qui parsèment son visage, mais rien de trop détonnant dans un endroit pareil. Du moins c’est ce qu’il se dit en reportant son attention vers le comptoir, déjà las de patienter.  

Il tangue légèrement, se rattrape au comptoir du bout des doigts, agacé par l’attente qui s’allonge. Déjà, l’idée de parfaire son tatouage l’ennuie, et l’envie de rejoindre son QG pour embrasser une nouvelle bouteille le titille. Il note la nouvelle arrivée et la détaille de haut en bas, un demi-sourire au coin des lèvres. Plutôt jolie, visage fin, et il cesse ses observations là, lorsqu’elle lui retire sa clope.

Il la regarde s’éloigner, bouche bée, sourcils froncés sur une mimique orageuse, avant de gronder à deux centimètres de son visage lorsqu’elle revient le narguer. « Je cherche le trou du cul qui s’appelle Bruce, on m’a dit de venir ici et de demander Bruce, tu connais Bruce ? A défaut d’savoir accueillir un client ? Putain c’est pas possible ça, c’est comme ça qu’vous vous comportez avec les gens ? »

Il secoue la tête de droite à gauche, s’affale un peu plus contre le comptoir sans jeter le moindre coup d’œil au mec de l’accueil, toute son attention focalisée sur la pétasse qui vient de lui arracher sa cigarette. Son humeur déjà fade tourne  à l’aigre, et il ne lui en faut pas beaucoup plus pour reprendre sur le même ton saccadé, l’accent prononcé malmenant son phrasé.

« C’est super, j’adore. Et sinon pour s’faire tatouer c’est l’même cirque ou y’a moyen ?! » Il pivote légèrement, foudroie du regard les deux clients en attente, lesquels ne tardent d’ailleurs pas à s’éclipser après lui avoir jeté des regards paniqués. Lorsque la colère retombe, il ne reste plus dans la salle que lui-même, la fille, et le type de l’accueil, qui ne semble pas vraiment savoir comment réagir.

Le russe se retourne, claque un grand coup de son poing fermé sur le comptoir, s’arrache un grognement de douleur en passant, et agite son index sous le nez de la blonde. « Et t’es sûre que c’pas toi Bruce ? Si j’tenais le con qui m’a filé cette information foireuse putain, comme si j’avais qu’ça à branler, sérieux fais chier. »  Il se frotte machinalement le poing, tente d’oublier la sensation de brûlure qui lui remonte le long du bras. Si l’alcool l’insensibilise en partie, les blessures trop récentes ne se font pas prier pour se manifester.

« Bordel, manquait plus qu’ça. » râle-t-il encore tout en dévisageant la fille. Il laisse ses yeux parcourir sa tenue, marque un arrêt prononcé au niveau de sa poitrine, puis remonte jusqu’à planter ses iris vairons dans les siens. « Alors ? Le tatouage ? C’est oui ou c’est merde ? J’ai besoin d’une retouche, avec ou sans Bruce, j’m’en branle. J’paye cash. » Il hausse vaguement les épaules, le bassin appuyé contre la cloison. Finalement, maintenant qu’il est là, autant le faire, ce putain de tatouage. Si la meuf se décide à être accommodante. Sinon, qu’elle aille se faire mettre, sa propre patience déjà effilochée s’étant purement et simplement envolée.